Ressac de Grégoire Eloy
Amers d’Aral
Pour sa nouvelle collection, Librement, la maison d’édition marseillaise Images Plurielles nous propose les ouvrages de cinq photographes issus de cultures différentes. Des quartiers pauvres d’Italie où la mafia fait rage à la galerie de portrait dans les rues béninoises et en Afrique de l’Ouest, l’importance de la fleur dans la culture afghane, tous les sujets choisis tendent à évoquer bien des imaginaires. Celui de Grégoire Eloy, Ressac, nous emmène en Ouzbékistan, dans le quotidien des pêcheurs de la mer d’Aral. Focus sur ce voyage documenté qui n’est pas sans nous questionner sur notre rapport à la nature.
« L’eau là-bas est une absente qui joue avec nos sens, que l’on pense voir à la tombée du jour, tel un mirage, là où il n’y a en vérité que sable et buissons à perte de vue. Comme si notre esprit s’accordait mal avec l’idée de la perte d’une mer ! »
C’est avec les mots du photographe Grégoire Eloy que s’affiche clairement la note d’intention de ce recueil de cinquante-six photographies en noir et blanc, apposée au centre du livre et présentée comme une réponse à une correspondance. Depuis la fin des années 1960, la mer d’Aral, frontière naturelle entre l’Ouzbékistan et le Kazakhstan, a perdu de façon drastique son étendue sur ces deux territoires. Si la situation au Kazakhstan a connu quelques améliorations ces derniers mois, la surface désertique s’étale dangereusement en territoire ouzbek, et les populations, de pêcheurs notamment, assistent, impuissantes, à la disparition de l’eau qui devient un espace d’attente. Empruntant au vocabulaire esthétique du photojournalisme, c’est à la suite de cinq ans de recherches dans ces zones méconnues que l’artiste a pu entrevoir le quotidien de ces habitants. Une période de travail aussi longue, au-delà de la simple documentation d’une catastrophe écologique, et la rigueur d’un tel travail nous éloignent de la représentation fantasmée de l’Asie centrale, souvent considérée comme un lieu de passage et de transit fait de grandes steppes mythiques et vidées reliant la Chine à l’Europe. Elle suggère également la complexité de son contexte historique, que l’on envisage toujours avec notre biais occidental et à partir des grands conquérants Alexandre le Grand et Gengis Khan, ou bien par cette vision réductrice et impérialiste d’une nature non défigurée par une population nomade censée rejeter la sédentarisation. Passé l’effet de sidération que produit la saturation lumineuse des photos, un sentiment de familiarité nous met très vite en lien avec ces pêcheurs qui posent souriant comme sur une photo d’école, ou qui, à travers les gestes qu’ils effectuent, nous engagent visuellement à observer ce qui les entoure. L’impression de ce paysage aux frontières instables, parfois difficile d’accès, est renforcée par un traitement de l’image quelquefois nébuleux, mais où les conséquences du passé apparaissent en toile de fond, bien tangibles. En effet, si les études postcoloniales en font très peu état, c’est suite à l’ambition de domination des puissances extérieures que cette mer d’Aral, en réalité un lac, subit des dommages irréversibles. Considérant les Ouzbeks comme imprévisibles, on leur a longtemps fait subir l’influence de Moscou. Ce qui se caractérise par un découpage arbitraire sous Staline, des villes comme Tachkent (la capitale du pays) choisies comme vitrines du régime, mais également l’agriculture intensive du coton, utilisant les ressources de la mer d’Aral.
C’est une vision sans complaisance et sans voyeurisme que Grégoire Eloy nous propose. Il cherche à rendre visible ces différentes temporalités, ces limites invisibles, comme l’on passe d’une pièce à l’autre. Il nous donne des clefs de lecture d’un espace en prenant en compte notre incapacité à penser la nature à l’état sauvage, la rendant plus facile à penser.
Laura Legeay
À lire : Ressac de Grégoire Eloy (éd. Images Plurielles)