Identité Remarquable | le Collectif Chuglu
Dynamite de groupe
Parce qu’on est devenu fan de ses happenings drolatiques, on est parti à la rencontre de Chuglu, mystérieuse entité artistique à plusieurs cerveaux (et deux fois plus de jambes, ça a son importance) qui surgit à Marseille et « à l’international » depuis quelques années déjà. Et on n’a pas été déçu !
Chuglu (prononcez « chouglou »), c’est à la fois un jeune homme qui gueule et une jeune femme qui croit savoir parler suisse-allemand. C’est aussi quelqu’un qui a l’accent marseillais et un autre qu’on n’entend pas. Plusieurs voix qui “cacophonisent” parfois, s’harmonisent la plupart du temps. Et à l’occasion, Chuglu, c’est aussi vous, moi, et tous celles et ceux qui veulent bien en être.
Une entité « à géométrie variable », comme on dit. Très variable. La section « À propos » de son ancien site web ne comportait d’ailleurs qu’une phrase : « Parfois nous sommes trois, parfois nous sommes dix-sept. » Elle pourrait presque résumer la philosophie de cette jeune tribu majoritairement issue des Beaux-Arts de Marseille : l’envie de faire (en) commun, de ne se focaliser que sur le groupe, peu importe sa taille ; et puis le comique concis (on dit souvent que les blagues les plus courtes sont les meilleures), l’absurdité qui point…
Ensemble, c’est tout
Pour trouver Chuglu, il faut traverser de vastes paysages urbains, souvent dévastés. En métro, s’arrêter à National, et s’éloigner de Félix-Pyat pour rejoindre, via un dédale de rues vides, une minoterie en activité, et constater avec étonnement qu’on produit encore de la farine dans la cité phocéenne, à quelques encablures du Silo. Encore quelques rues en épingle et nous voici en bas d’un immeuble un peu décrépi, dont la cage d’escalier croule sous les vélos et dont les portes d’entrée de chaque étage semblent avoir disparu.
Dans leur atelier, joyeux bordel organisé, ils sont sept aujourd’hui, mais peu importe, « On n’est jamais au complet. Il y a toujours la part des anges ici. On laisse toujours une place pour que quelqu’un s’asseye. » Alors qu’on s’apprête à noter les petits noms de chacun et chacune, on est stoppé net dans notre élan : « On donne pas nos noms. Le pseudo recouvre tout le monde. On s’appelle Chuglu. »
On les a découverts en 2022 à l’Usine Pillard, en même temps que leur reproduction en carton-pâte ou presque (journaux, cannisses et aluminium) de la grotte Cosquer, dont la visite s’effectuait dans un pantalon pour dix : un grand moment de chaleur (humaine). Mais Chuglu sévit en réalité depuis huit ans. Aux Beaux-Arts, leurs réunions d’entraide autour de leurs projets personnels finissent par accoucher d’un collectif, ou plus précisément d’un groupe : « Dans “collectif”, on entend “artistes individuels qui se regroupent pour un projet, une expo… mais qui ont leurs propres pratiques artistiques.” Nous on n’en a pas, on fait tout ensemble. »
De nom, ils n’en ont pas non plus. Ils n’en veulent même pas. Mais en 2016, un festival de performance en Suisse allemande leur en demande un pour la com’. « On a été mis devant le fait accompli. L’une d’entre nous a compris que “chuglu” signifiait “chanceux, heureux” en suisse-allemand. C’est “glücklich” en fait. Et on l’a gardé. Même si les organisateurs du festival nous ont demandé ce que ça voulait dire ! » (rires) Et en fin de compte, tant mieux si le mot n’a aucune signification : Chuglu vit en Absurdie, et la consonance rigolote de son nom en esquisse une première définition.
Leurs performances font le reste. La dernière en date, une « Pantalonnade » pour l’ouverture de la Biennale de la Joliette en octobre, devrait même leur permettre de figurer l’an prochain dans le Livre Guinness des Records : « On était cent, record du monde du pantalon avec le plus de jambes et le plus de gens dedans ! C’est un record assez facile à établir en fait, puisque ça dépend de la concurrence sur la pratique… » Ce happening leur permet surtout d’expliquer la démarche de Chuglu : « Au milieu de la place de la Joliette, on a créé une structure en bois et en carton (de quarante mètres de circonférence) représentant toutes les façades des structures impliquées dans la Biennale. Et on a tourné autour dans le pantalon à cent. Toutes les dix personnes, un guide racontait une histoire différente aux personnes derrière lui. Des histoires à moitié factuelles, à moitié “galéjades” sur la Joliette. Donc personne n’a entendu ou vécu la même chose… C’est pour ça qu’on ne parle jamais de théâtre. Au théâtre, tout le monde voit la même chose : la scène. Nous, c’est des situations, des happenings. Même nous, on n’est pas conscients de tout ce qui s’est passé ! (…) On a compris qu’on ne pouvait pas tout contrôler, alors on a décidé d’amener des situations, de tester nos idées. Et le résultat est toujours différent de ce à quoi on avait pensé au départ. »
« La vie n’a vraiment pas de sens. »
À quoi pensait Chuglu quand il a décidé, en ce mois de novembre 2017, de créer un faux déménagement en plein Cours Belsunce, bloquant le tram et mobilisant plusieurs dizaines de passants pour déplacer des cartons vides à la chaîne ? « Spontanément, les gens autour sont venus nous aider. Certains nous ont donné des conseils pour bien déménager… Et beaucoup ont ri et sont repartis en se disant que la vie n’a vraiment pas de sens. (rires) Comme on est à Marseille et que pas mal de choses ici n’ont pas de sens non plus, ça se passe pas si mal, on finit par juste faire partie du décor. (rires)
Quand on n’est pas annoncé comme quelque chose de spectaculaire ou d’artistique, nous ce qu’on aime, c’est disparaître, arriver à un moment donné où on ne sait plus si la scène est réelle ou pas. Ça nous amuse beaucoup de pousser les gens à chercher un sens là où il n’y en a pas. »
Ce nonsense en tant que forme d’humour préside à chacune des interventions du groupe. Au fil du temps, il a ainsi transformé son atelier en patinoire pendant le confinement, animé une soirée au troisième étage d’un immeuble marseillais depuis l’extérieur à l’aide d’échelles humaines, repeint la grange d’un artiste avec de l’encre de myrtilles sauvages récoltées dans une montagne en Suisse, aménagé le Rond-point du Prado en étendoir géant, ou encore échangé les points des I de deux enseignes lumineuses à Bagnolet.
En janvier, Chuglu sera à Polaris, à Istres, pour un « chantier enchanté. Ça fait un an que Polaris est là, tout beau, tout neuf, et on a décidé de le rénover. Il n’y avait aucune malfaçon et on a trouvé ça suspect… C’est un projet participatif, donc les visiteurs de l’exposition seront soit ouvriers, soit chefs de chantier. (…) Comme tout chantier qui se respecte, on va commencer par la sécurité, en fabriquant des casques, des genouillères, des outils de protection. » Ils montrent les premiers prototypes, parmi lesquels un magnifique casque-échiquier, dont « le seul inconvénient est qu’il faut être trois pour s’en servir. »
La suite ? Une participation plus ou moins clandestine à l’Olympiade Culturelle (« Parce que ce qu’on fait, c’est comme le foot : on met des gens sur un terrain avec un ballon et on regarde ce qui se passe »), et un retour en Suisse pour « la fête de la chaussette ». Un projet pour lequel « la chaussette ne va pas nous intéresser en tant que paire, mais en tant que chaussette seule. C’est une matière première qu’on peut trouver chez tout le monde. On va fédérer celles qui restent, parce que c’est toujours plus dur pour elles que pour celles qui partent… »
Sous ses dehors potaches, Chuglu a réponse à tout, feignant parfois la fainéantise, alors que ses « surgissements » sont beaucoup plus pensés que ce qu’ils laissent paraître… Il s’agit toujours d’être ensemble, de faire en sorte que « l’art et la vie se chevauchent étroitement » et de miser sur l’imprévu. Gageons qu’il continuera à nous surprendre encore longtemps.
Cynthia Cucchi
Polaris enchanté par le Collectif Chuglu : du 8 au 28/01/2024 à Polaris Centre d’Art (Istres).
Rens. : www.facebook.com/centredart.istresouestprovenceatampmetropole.fr/
Pour en (sa)voir plus : https://www.chuglu.fr/