L’entretien | Marine de Guglielmo Weber
Avec l’aggravation du changement climatique, de nombreux observateurs s’attendent à une imminente escalade des mouvements migratoires à travers le monde. Pour en discuter, le Mucem a invité Marine de Guglielmo Weber, enseignante-chercheuse au programme « Climat, Énergie, Sécurité » de l’IRIS et directrice scientifique de l’Observatoire Défense et Climat, lors d’un Procès du Siècle sur les migrations climatiques.
Pourriez-vous nous éclairer sur les principaux impacts du changement climatique en matière de sécurité et de défense nationale ?
Tout d’abord, les changements climatiques sont un facteur d’insécurité humaine : en contribuant à la raréfaction des ressources, ainsi qu’à la multiplication et l’intensification de catastrophes de type cyclones, inondations, vagues de chaleur et sécheresses, les changements climatiques font peser de réels risques existentiels sur les populations et les écosystèmes dont elles dépendent. Ensuite, en matière de défense, les changements climatiques font peser des risques physiques conséquents sur les capacités des forces armées (infrastructures, équipement, soldats), tout en dégradant l’environnement sécuritaire dans lequel elles évoluent, et en multipliant leurs sollicitations. Par exemple, les armées sont de plus en plus sollicitées pour des opérations de secours aux populations.
Les guerres et les conflits sont pour beaucoup menés pour l’accès aux ressources, qu’elles soient alimentaires ou énergétiques. Quelles sont les principales ressources qui risquent d’être au cœur des tensions futures ?
Les principales ressources qui risquent d’être au cœur des tensions futures sont, d’une part, les métaux nécessaires pour opérer la transition énergétique, d’autre part, les ressources essentielles en voie de raréfaction ou de dégradation sous l’effet des changements climatiques : eau, produits agricoles et terres.
Avez-vous des exemples concrets de la façon dont le dérèglement climatique a été, ou est encore, un facteur déclencheur de conflits ?
On ne peut pas considérer les changements climatiques comme un facteur déclencheur de conflits en soi. Il s’agit plutôt d’un facteur exacerbateur, amplificateur de pressions ou de tensions existantes, ou bien d’un facteur corrélé à d’autres dans une dynamique multicausale. Pour exemple, on considère que la sécheresse et les lourdes pertes agricoles qui ont poussé les populations rurales syriennes à rejoindre les centres urbains est l’un des facteurs qui a participé de l’émergence de la guerre civile en Syrie.
Quelles sont les régions et les populations les plus vulnérables face au changement climatique à l’échelle mondiale ?
Quatre grandes régions apparaissent les plus vulnérables : l’Amérique latine, l’Afrique de l’Ouest, centrale et de l’Est ; la zone MENA (Moyen-Orient Afrique du Nord) et enfin l’Asie, plus précisément l’Asie du Sud-Est et le Pacifique Ouest). Ce sont les zones qui sont à la fois les plus exposées aux aléas climatiques (sécheresses, vagues de chaleur, élévation du niveau de la mer, inondations, cyclones) et qui sont les plus vulnérables car elles ne disposent actuellement par des structures socio-économiques nécessaires pour adapter leurs territoires.
Bien que les déplacements de populations aient toujours existé pour des motifs politiques, économiques ou liés aux conflits, le changement climatique entraîne-t-il une augmentation significative de ces flux migratoires ? Comment est-ce mesurable ?
Il est extrêmement difficile de mesurer l’augmentation des migrations sous l’effet des changements climatiques, précisément à cause de la nature complexe et multicausale des déplacements de populations. Des migrations définies comme économiques ou liées a un conflit peuvent avoir une composante climatique (par exemple si la perte de revenus est liée à une catastrophe climatique ou si le conflit est influencé par des dynamiques de compétition pour des ressources qui se raréfient). Cependant, des outils tels que ceux mis en place par l’Internal Displacement Monitoring Centre (IDMC) de Genève mettent en évidence une augmentation du nombre de personnes déplacées par des catastrophes naturelles.
La Banque centrale, de son côté, fait une projection à 260 millions de déplacés climatiques d’ici 2030. Si ces chiffres sont fiables, ne faudrait-il pas redéfinir la notion de frontière ?
Concernant les projections, elles demeurent très peu fiables car elles ne sont pas fondées sur des méthodologies solides. Comme indiqué plus haut, les données chiffrées sont difficiles à collecter, et à cette difficulté s’ajoute celle de faire des projections sans connaître la nature des politiques d’adaptations qui seront mises en place dans le futur, et leur impact sur la volonté ou la nécessité pour certaines populations de quitter leur territoire.
Quant à la notion de frontière et celle, qui en est directement solidaire, d’État-nation, elles demeurent structurantes sur la scène internationale et dans la mise en œuvre des négociations climatiques. Certes, elles apparaissent, en principe, incompatibles avec la concrétisation de politiques climatiques internationales, et l’appréhension des changements climatiques comme phénomène global, affectant lourdement l’habitabilité d’une large part de notre planète. Mais dans les faits, la géopolitique contemporaine étant fondée sur les notions de frontière et d’État-nation actuelles, s’en défaire semble compromis, et la géopolitique du climat est elle-même fondée sur une territorialisation de la responsabilité et de la vulnérabilité climatiques — soit leur attribution à des États délimités dans l’espace. Malheureusement, la coopération internationale sur le climat et les migrations climatiques doivent composer avec ces notions.
Comment la gouvernance mondiale aborde-t-elle la question des migrations climatiques ? Comment les pays se préparent-ils à gérer ces flux, tant dans les régions affectées que dans les pays d’accueil ? Y a-t-il une coopération efficace entre les pays sur ce sujet ?
Dans le cadre de la gouvernance mondiale du climat, les migrations climatiques sont avant tout abordées en tant que phénomène négatif à éviter par la mise en place d’objectifs d’atténuation, et pour lequel une compensation doit être versée aux États les plus vulnérables dans le cadre des pertes et dommages. Cependant, les engagements de la communauté internationale sur ces deux volets restent extrêmement vagues, alors que trente millions de personnes ont été déplacées à la suite d’une catastrophe en 2022. Par ailleurs, il n’existe aucun mandat spécifique pour la prise en charge des populations déplacées, et peu d’espace alloué à l’appréhension de ces déplacements comme stratégies d’adaptation à part entière.
Les modes de gestion des déplacements environnementaux varient très largement selon les États et leur degré d’exposition aux changements climatiques. En Europe, continent jusqu’à présent moins touché que les autres par les changements climatiques, la question des migrations climatiques reste peu visible. C’est moins le cas dans des États tels que le Bangladesh, qui a mandaté un ministère spécifiquement pour la gestion des catastrophes naturelles et des déplacés environnementaux, ou l’Australie, qui a passé un accord avec les îles Tuvalu pour l’accueil de 280 réfugiés climatiques par an. La gestion proactive, et non réactive, de ces mouvements de population apparaît impérative mais elle n’est pas la plus répandue à l’échelle internationale.
En réponse à la situation que l’on nomme actuellement « crise migratoire », ne devrions-nous pas reconsidérer notre approche de l’accueil plutôt que de se concentrer uniquement sur la crise en tant que telle ?
Il est effectivement impératif de mener une réflexion proactive et stratégique sur la question de l’accueil des réfugiés climatiques. La notion de « crise migratoire » peut elle-même être remise en question, puisqu’aucune donnée chiffrée ne vient appuyer pour l’instant une telle terminologie. Il est important que l’Europe sorte de son approche exclusivement sécuritaire et identitaire des migrations climatiques, le spectre migratoire étant actuellement instrumentalisé pour légitimer des politiques nationalistes qui nous détournent des coopérations nécessaires autour de l’atténuation et de l’adaptation, les deux piliers d’une gestion proactive des migrations.
Propos recueillis par Gaëlle Desnos
Procès du Siècle « Migrations climatiques : bientôt les embouteillages ? » : le 22/01 au Mucem (2e).
Rens. : www.mucem.org