L’entretien | Joohee Bourgain
À l’occasion du Procès du Siècle sur le thème « Enfances colonisées, enfances exilées », Joohee Bourgain abordera, aux côtés du sociologue Philippe Vitale, la question de l’enfance en exil et des adoptions transraciales. Militante antiraciste et féministe, elle est l’autrice d’un ouvrage qui déconstruit les mythes et les représentations coloniales qui soutiennent le système de l’adoption internationale.
Depuis plusieurs années, vous effectuez un travail important sur le sujet de l’adoption internationale. Pouvez-vous préciser de quoi parle-t-on quand on parle d’adoption internationale ? En quoi se distingue-t-elle d’une adoption dans le cadre national ?
L’adoption internationale, comme son nom l’indique, consiste à adopter un enfant issu d’un pays étranger. Cette forme d’adoption se distingue de l’adoption nationale principalement par les coûts impliqués. Dans le cadre national, l’adoption ne requiert pas d’avance de frais, tandis que pour une adoption internationale, des dépenses juridiques et administratives sont nécessaires pour l’obtention des documents officiels. Néanmoins, à l’heure actuelle, personne n’est réellement en capacité de dire où vont exactement ces sommes d’argent qui peuvent, en plus, énormément varier selon les pays. Les informations concernant le coût des adoptions internationales par pays sont accessibles via le site du ministère des Affaires étrangères ou de la Mission de l’Adoption Internationale (MAI), l’organisme qui régule ce processus en France. En 2021 par exemple, les frais d’adoption s’élevaient à environ 5 000 € pour le Mexique et pouvaient atteindre jusqu’à 20 000 € pour la Russie (avant le conflit). Ces coûts, justifiés comme des frais administratifs ou liés aux orphelinats, manquent de transparence.
Une autre distinction majeure entre les adoptions internationales et nationales réside dans le type d’adoption. Il existe deux formes d’adoption : l’adoption simple et l’adoption plénière. Dans l’adoption simple, l’enfant conserve un lien avec sa famille biologique, y compris son nom de famille. L’adoption plénière, en revanche, établit l’enfant comme s’il était biologiquement issu de ses parents adoptifs, sans aucun lien avec sa famille d’origine. Cela consacre ce que j’appelle le mythe de « la page blanche », c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’adopté est vierge de toute histoire. L’écrasante majorité des adoptions internationales sont des adoptions plénières. Ce double système est appliqué en France depuis 1966, mais à ma connaissance, les adoptions internationales se font exclusivement sous la forme plénière.
Pourquoi ?
Selon moi, l’adoption plénière permet de répondre au désir des candidats à l’adoption d’avoir un enfant pleinement à eux. L’adoption internationale est en outre influencée par la distance géographique, ainsi que par les différences entre les systèmes juridiques et administratifs d’un pays à l’autre. Ces facteurs contribuent à la volonté de rompre tout lien avec la famille biologique, nourrie également par l’idée qu’adopter un enfant revient à le sauver. Dans cette perspective, il paraît logique que l’enfant adopté devienne entièrement celui des parents adoptifs. L’adoption plénière consolide ce lien familial et de parentalité, qui se veut exclusif.
Dans votre ouvrage L’Adoption internationale, mythes et réalités, vous débunkez de nombreux mythes liés à l’adoption internationale. Pouvez-vous revenir sur les principaux mythes que vous avez rencontrés durant vos recherches ?
Pour moi, il n’existe pas de mythes principaux ; tous sont reliés. En fait, c’est une mythologie ! Bien que mon essai les dissèque séparément pour en examiner les nuances et tenter de saisir leurs spécificités, ces récits sont intrinsèquement connectés. Par exemple, le mythe qui consiste à dire que l’on « sauve » les enfants adoptés est étroitement lié au mythe de la « vie misérable ». J’ai été adoptée et j’ai grandi avec la conviction qu’une vie en Corée, mon pays d’origine, m’aurait probablement condamnée à une existence d’enfant de la rue. Ce fantasme d’une vie de misère s’accompagne du mythe de « l’orphelin », présupposant à tort que la majorité des enfants adoptés sont orphelins, alors qu’en réalité, 80 % d’entre eux ont encore de la famille, proche ou éloignée, en vie. De même, le mythe de l’abandon tend à rejeter la responsabilité uniquement sur les parents de naissance. Même si l’abandon est une réalité, il est simpliste de le considérer comme l’unique raison menant à laisser son enfant à l’adoption internationale. L’abandon n’est qu’un moment dans un processus plus large de séparation, qui englobe des facteurs économiques et sociaux. Je suis persuadée que nul ne renonce à son enfant de gaieté de cœur ; des pressions familiales ou des nécessités économiques poussent souvent les familles à mettre leur enfant à l’adoption. Pourtant, des efforts pourraient être faits afin de permettre aux enfants de rester au sein de leur famille et de leur culture !
En effet, vous remettez en question le mythe selon lequel l’adoption serait une chance pour la personne adoptée. À l’inverse, vous proposez de voir cela comme un préjudice…
L’adoption internationale représente une rupture définitive avec les origines, la langue, la culture, les traditions culinaires… C’est un véritable déracinement. Les implications pour la santé, dues à cette séparation brutale de son environnement culturel et géographique, sont souvent sous-estimées. Concrètement, en tant que personne adoptée, nous ignorons nos antécédents médicaux, faute de liens avec nos familles biologiques. Ou encore, en situation de nécessité d’une greffe, l’adopté se trouve dans l’incapacité de se tourner vers sa famille adoptive, du fait de l’absence de lien biologique. L’adoption représente des difficultés supplémentaires que l’on n’imagine pas immédiatement mais qui sont susceptibles d’émerger tout au long de la vie.
Bien que l’adoption internationale soit promue comme une mesure de protection de l’enfance, notamment à travers la Convention de La Haye de 1993, des études, comme celles menées en Corée du Sud dans les années 60 par une travailleuse sociale canadienne, contestent cette affirmation. La juriste sud-coréenne Lee Kyung-eun souligne également que l’adoption internationale ne constitue pas une protection de l’enfance, mais plutôt une facilité pour les gouvernements des pays d’origine, qui préfèrent envoyer les enfants à l’étranger plutôt que d’instaurer des lois efficaces pour leur protection et leur maintien au sein de leurs familles.
Vous évoquez également le manque de transparence des agences d’adoption internationale, qui refuse de restituer une partie du dossier d’adoption aux personnes adoptées désireuses de retrouver leur famille biologique. Pour quelles raisons ? En vertu de quelle législation se permettent-elles de retenir ces informations ?
La possibilité d’accéder à des informations personnelles varie selon les législations de chaque pays d’origine. En Corée, par exemple, une loi sur la protection de la vie privée des parents biologiques limite la divulgation de certaines données. Personnellement, lors de la réception de mon dossier, il m’a été précisé qu’une section resterait confidentielle et inaccessible. Cette restriction crée un sentiment de dépossession. Cela vient, à mon sens, alimenter un autre mythe : celui de « l’éternel enfant ». Le terme « adopté » est systématiquement associé à « enfant », même à l’âge adulte, et cette privation d’une partie de notre histoire personnelle me semble relever encore une fois d’une forme d’infantilisation, comme si nous n’étions pas aptes à connaître ces informations.
Pour les adoptés, retrouver leurs parents biologiques, c’est presque mission impossible. On évoque souvent le « parcours du combattant » des parents adoptifs, mais ce terme s’applique également aux personnes adoptées ! La recherche nécessite souvent de recourir à des méthodes alternatives, comme l’engagement de détectives privés, ce qui représente un coût. En Inde ou au Sri Lanka par exemple, certains en ont même fait un véritable commerce. La post-adoption est un business ! C’est un marché, avec des individus profitant de la vulnérabilité et de la détresse des adoptés pour leur demander beaucoup d’argent.
Toute cette mythologie du bon sentiment qui entoure l’adoption internationale recouvrirait en effet selon vous un véritable business. Vous le comparez même à une « gestation pour autrui (GPA) à distance, une GPA marchandée et “acceptable” car externalisée hors de l’Occident », selon vos mots.
Effectivement, les mythes embellissent un système fondé sur des disparités, en particulier entre les pays développés du Nord et les pays du Sud, ainsi qu’entre les familles qui peuvent élever des enfants et celles qui en sont privées. L’adoption internationale soulève de nombreuses questions, dont l’exploitation des corps des femmes du Sud, destinées à satisfaire le désir de maternité et de faire famille dans les pays occidentaux. Dans ce contexte, les intérêts des enfants sont relégués au second plan, ces derniers étant quasiment réduits au statut de marchandises échangées.
Cela semble être la porte ouverte à toutes sortes de dérives… On pense forcément aux « fermes à bébé » au Sri Lanka dans les années 1980, aux révélations sur des trafics d’enfants en Colombie et au Pérou à la même époque, à l’affaire de l’Arche de Zoé en 2007, aux adoptions abusives en Haïti après le séisme de 2010, au procès contre l’organisme d’adoption français Rayon de soleil de l’enfant étranger qui opérait au Mali…
C’est mon point de vue, jugé parfois trop radical par certains. Mais je soutiens que dès lors que l’argent intervient, les dérives deviennent inévitables, illustrant ainsi un système intrinsèquement vicié à mes yeux. C’est pour cette raison que je m’oppose à une simple réforme de l’adoption internationale, plaidant plutôt pour son abolition. Je considère que ce système a été conçu dès le départ pour répondre au désir des parents occidentaux de fonder une famille. Il trouve d’ailleurs ses origines en Occident, où ses lois ont été établies depuis le milieu du XXe siècle. Il y a une forte dimension coloniale dans les fondements et le fonctionnement de ce système.
Est-ce qu’il existe des pays qui ferment leur frontière à l’adoption internationale ?
Oui ! L’Éthiopie a mis fin à ses adoptions internationales en 2018, et Madagascar a récemment renouvelé sa suspension. Certains pays occidentaux prennent également cette direction. Par exemple, le Danemark a suspendu les adoptions internationales en janvier, en réponse à des cas d’adoptions illégales et illicites. En février 2021, c’était au tour des Pays-Bas, suite à la publication d’un rapport révélant de nombreux cas illicites, de prendre une décision politique pour suspendre les adoptions internationales. Madagascar et l’Éthiopie ont pris des mesures similaires pour les mêmes motifs.
Vous abordez également les difficultés rencontrées par les personnes adoptées racisées au sein de familles adoptantes blanches. Quelles peuvent être les conséquences, notamment sur la santé mentale, de l’adoption d’un enfant racisé par une famille blanche occidentale qui, malgré de bonnes intentions, ne parvient pas à aborder le racisme ni à transmettre des connaissances sur les enjeux raciaux, tout en percevant littéralement leur enfant comme blanc ?
En réalité, le racisme peut même transcender les frontières de la société pour s’infiltrer également dans le cadre familial. Il est possible de subir des agressions racistes de la part de membres de notre propre famille. Ainsi, la famille ne constitue pas nécessairement un havre de protection et de sécurité pour les enfants racisés, contrairement à ce qu’elle pourrait être pour ceux élevés par leurs parents biologiques. Dans certains cas, elle peut même devenir un espace d’agression. Personnellement, je considère que la structure de la famille nucléaire est déjà source de problématiques, favorisant de nombreux dysfonctionnements. Mais pour un enfant racisé au sein d’une famille blanche, le racisme s’ajoute à ces dysfonctionnements. Le racisme intrafamilial est une forme de maltraitance qui devrait être reconnue comme telle.
Cela impacte inévitablement la santé mentale. Même en absence d’agressions ouvertement racistes, le fait de grandir dans une société majoritairement blanche, avec des parents blancs, engendre un désir très fort d’assimilation. Je décris un phénomène courant que j’appelle « l’épreuve du miroir » ou de la photo, où se voir dans un miroir ou sur une photo entraîne un choc, parfois au point de ne pas se reconnaître. Parce qu’on s’est toujours identifié et qu’on continue de s’identifier comme blanc, le reflet renvoyé par la photo ou le miroir crée dès lors une dissonance violente. J’introduis aussi le concept de « charge transraciale », qu’il faut distinguer du transracialisme tel que représenté notamment par Rachel Dolezal aux États-Unis, et qui désigne le processus par lequel une personne revendique une identité ethnique différente de celle qui lui est originellement attribuée. La transracialité concerne les personnes adoptées ou métisses élevées par leur famille blanche, et désigne la difficulté de naviguer entre différentes identités raciales sans jamais trouver sa place, engendrant un coût psychologique quotidien. Vivre comme la seule personne racisée au sein d’une famille blanche expose à des regards et commentaires extérieurs, générant une absence de tranquillité psychologique. L’adoption d’un nom typiquement français accentue cette suspicion et appréhension, notamment lors d’entretiens d’embauche ou de démarches de location, où l’identité peut être remise en question. Ainsi, au-delà des agressions racistes manifestes, les microagressions quotidiennes maintiennent les personnes dans une constante appréhension et une hyper vigilance. Les adoptés n’ont littéralement pas de répit, tant dans la sphère publique qu’en privé, où cette intranquillité est fortement exacerbée quand des proches se permettent des remarques racistes.
Vous parlez aussi d’une fétichisation des enfants adoptés racisés. Comment opère-t-elle au sein des familles adoptantes ?
La notion de race se manifeste dès le choix du continent ou du pays d’adoption. Les décisions d’adopter en Afrique, en Asie, ou en Amérique latine sont souvent guidées par des clichés raciaux sous-jacents, souvent inconscients. En ce qui concerne l’adoption en Corée du Sud ou en Asie, prévaut l’image d’enfants perçus comme plus dociles et sages, incarnant l’archétype de la « petite poupée chinoise ». Cette exotisation de l’enfant commence dès l’instant où le pays d’adoption est sélectionné.
Vous faites remarquer que les discours sur l’adoption internationale émanent systématiquement des mêmes points de vue : celui des familles adoptantes ou d’un certain nombre d’experts sur le sujet. Vous, en revanche, choisissez de décentrer ce regard pour faire valoir celui de la personne adoptée et des familles d’origine. Pourquoi était-il essentiel pour vous de repositionner le regard sur l’adoption internationale ?
Depuis des décennies, le discours sur l’adoption a été dominé par les mêmes acteurs : parents adoptifs et spécialistes, notamment des psychologues. Dans ce contexte, les personnes adoptées ont longtemps été réduites au statut d’« objets parlés », de simples sujets d’étude sans voix propre. Cependant, un changement s’est opéré récemment, avec des adoptés commençant à s’exprimer. Il était crucial de replacer au centre du débat les individus directement touchés par l’adoption, de reprendre cette agentivité, de passer d’objets parlés en sujets parlants, sujets pensants. Je considère que de par notre expérience, nous avons acquis des savoirs expérienciels. Nous détenons des connaissances rendant notre légitimité égale, voire supérieure, à celle des experts, notamment sur des aspects tels que la santé mentale.
Je suis cofondatrice de l’association AdoptEcoute, qui propose une permanence téléphonique tous les samedis après-midi sur la base de ce qu’on appelle de la pair-aidance. Il s’agit de créer un espace d’écoute et de parole destiné à d’autres personnes adoptées qui en ressentiraient le besoin. Nous nous intéressons également à la santé mentale et avons eu plusieurs échanges avec des thérapeutes. Ils nous ont confié que leur formation ne couvrait pas du tout les enjeux liés à l’adoption. Or, nous avons des connaissances à leur offrir, notamment sur les questions d’identité.
Est-ce aussi une manière de politiser le sujet ?
Oui. Politiser le sujet, c’est reconnaître l’adoption internationale comme un système reposant sur des inégalités, et non comme une simple affaire privée. Il s’agit de dépasser la vision individuelle pour souligner les pratiques et mythes perpétuant inégalités et injustices, affectant la vie quotidienne et la santé mentale de milliers de personnes. On entend beaucoup dire que chaque parcours d’adopté est différent. Au plan individuel, c’est vrai. Mais les mécanismes à l’œuvre vont au-delà des simples individus. Il faut une approche globale et systémique pour appréhender les dynamiques à l’œuvre dans l’adoption internationale qui transcendent le plan des expériences personnelles.
Propos recueillis par Gaëlle Desnos