Eva Doumbia © Nicolas Tucat / AFP

L’entretien | Eva Doumbia

Pour le dernier Procès du Siècle de la saison, le Mucem propose une réflexion autour de « Décoloniser les arts : déboulonnage ou pédagogie ? ». À travers les regards croisés de l’autrice et metteuse en scène Eva Doumbia, membre fondatrice du collectif Décoloniser les arts, et de la sociologue et anthropologue Nacira Guénif-Souilamas, il s’agira de déchiffrer les multiples facettes d’une question qui secoue profondément les fondations culturelles et historiques de notre société.

 

 

Vous êtes autrice, metteuse en scène, comédienne et membre fondatrice du collectif Décoloniser les arts. Quelle est la genèse de ce collectif ?

Tout a débuté avec plusieurs rendez-vous consécutifs à l’événement Exhibit B, qui avait soulevé des interrogations concernant la représentation des individus non blancs dans l’univers théâtral. Par la suite, le théâtre de la Colline, dirigé à l’époque par Stéphane Braunschweig, a convoqué une réunion annonçant l’instauration du dispositif « 1er Acte », visant à préparer les personnes non blanches à l’entrée dans les écoles nationales supérieures de théâtre. Toutefois, ce qui nous a interpellés lors de cette réunion dédiée à la problématique de la sous-représentation des personnes racisées, était l’absence initiale de personnes concernées parmi les intervenants listés, bien que des personnes non blanches aient finalement été par la suite conviées. Pour alerter sur cette problématique, nous avons décidé d’organiser une sorte de happening le jour de cet événement. Ce qui nous avait aussi choqués à l’époque, c’était l’existence d’une formation spécialement destinée aux personnes non blanches, explicitement mentionnée comme telle. Cela nous a poussés à nous regrouper : nous étions alors une cinquantaine. Divers événements ont suivi, notamment lors du Festival d’Avignon, où une rencontre a été coorganisée avec HF. De ces interactions est né un collectif formé de manière tout à fait informelle autour de ces enjeux, lequel a fini par exploser. Nous nous sommes alors retrouvés à une dizaine à Paris, avec Gerty Dambury, Marine Bachelot Nguyen, Karima El Kharraze, Leïla Cukierman, entre autres, et avons fondé le collectif Décoloniser les arts, désormais structuré en association. Par la suite, David Bobée nous a rejoints, et Françoise Vergès a été élue présidente de l’association.

Des initiatives militantes ont été menées, notamment des manifestations lors de la cérémonie des Molières en 2016, ou encore à la fin du spectacle de Michel Leeb à Marseille. En parallèle, une dimension pédagogique et théorique s’est développée avec la création de l’Université Décolonisons les arts, à l’initiative de Françoise Vergès. En 2018, la publication de l’ouvrage Décolonisons les arts, manifeste composé d’entretiens et de contributions théoriques, a marqué un temps fort dans l’histoire du collectif. Auparavant, un blog sur Médiapart a été ouvert pour diffuser les textes issus des réflexions menées par l’association. Actuellement, l’association est mise en sommeil. Personnellement, je l’avais quittée il y a quelques années, mais les liens d’amitié restent intacts, il n’y a pas de mésentente. Les actions et réflexions menées jusqu’ici ont profondément marqué nos travaux. Elles continuent de tous nous inspirer et d’infuser au sein de la scène théâtrale française. On peut le constater, notamment avec cet événement au Mucem.

 

Qu’est-ce que signifie concrètement l’expression « décoloniser les arts » ?

Nous partons de l’idée que les arts, reflets de la société, sont imprégnés de l’idéologie coloniale. La colonisation se retrouve partout : dans notre alimentation, notre façon de nous vêtir et dans l’économie globale. Reconnaître que les arts émergent d’une société marquée par le colonialisme est crucial, car l’art, en tant que moteur de l’imaginaire, a le pouvoir de transformer les représentations et, par extension, la société elle-même. D’où l’importance de décoloniser les arts.

Avec le collectif, nous nous sommes d’abord penchés sur les enjeux de représentation, puis nous avons progressivement abordé la question de la narration : qui raconte les histoires ? Nous étions également très pointus sur les problématiques liées aux directions des institutions : qui détient le pouvoir ? Nous avons constaté que, malgré une certaine ouverture aux questions de représentation, les postes de direction demeuraient majoritairement occupés par des personnes blanches. À ce jour, il n’existe aucun directeur noir à la tête d’un Centre dramatique national (CDN) en France, seulement deux personnes d’origine maghrébine et une personne asiatique, plus Caroline Guiela Nguyen à la direction du Théâtre National de Strasbourg (TNS). Les progrès sont là, mais ils sont extrêmement lents, surtout quand on considère qu’il y a 38 CDN.

Cependant, en observant les distributions actuelles, on note un recul. Mon impression est que plus nous nous engageons au sein des institutions, plus nous constatons un recul, notamment à Marseille, ville particulièrement en retard sur ces enjeux.

 

Cela semble paradoxal au sein d’une ville réputée pour sa grande mixité, non ?

C’est vrai, Marseille est une ville mixte dans sa population. La lecture d’œuvres telles que Le Docker noir de Ousmane Sembène met en lumière cette riche histoire de la présence noire et arabe à Marseille. Mais sur le plan culturel, un examen des directions des institutions révèle l’absence de personnes non blanches à leur tête. De même, peu de compagnies sont dirigées par des personnes non blanches. En réalité, Marseille porte l’empreinte de son histoire coloniale. En tant que ville imprégnée d’un passé colonial, elle est principalement gouvernée par des blancs, révélant une mentalité coloniale profondément enracinée. L’ouverture de la première antenne de Décoloniser les arts en dehors de Paris à Marseille a souligné une réalité récurrente dans nos discussions : malgré la présence significative d’artistes non blancs, leur accès aux scènes reste limité. Même les événements censés être dédiés aux personnes non blanches sont souvent sous la direction de blancs, ce qui, selon moi, traduit une vision encore empreinte de colonialisme.

 

Vous parliez d’un recul de la présence des non blancs sur la scène théâtrale française, comment l’expliquez-vous ?

Nous assistons à un glissement toujours plus prononcé vers l’extrême droite, entraînant un recul des avancées en matière de droits humains, souvent critiquées sous le terme de « wokisme » — un progrès que je défends personnellement. Je peux prendre en exemple mon propre parcours artistique : en ascension, je me heurte néanmoins à des obstacles concernant la possibilité de prendre la direction d’un établissement, malgré une carrière solidement ancrée dans le milieu institutionnel. Ce constat dépasse ma propre expérience. Récemment, nous étions deux artistes racisés, reconnus et forts d’un parcours institutionnel à candidater pour la direction d’un lieu culturel. Or, aucun de nous n’a été sélectionné, pas même dans la première liste. Les raisons invoquées sont toujours plausibles, mais je suis convaincue que la véritable barrière est raciale. Plus qu’être racisé, c’est le fait de placer la question raciale au cœur de son œuvre qui suscite des réactions de rejet. Les crispations et les tensions s’intensifient autour des thématiques de la race, de l’origine ou de la migration. Il fut un temps où l’on imaginait impensable de monter des spectacles uniquement avec des acteurs blancs, mais cette pratique semble regagner du terrain.

 

Concernant la représentation, les blocages que vous rencontrez semblent particulièrement liés à votre engagement sur les enjeux raciaux, non ?

 

On m’a effectivement fait cette remarque. Mon itinéraire a débuté à Marseille, au théâtre des Bernardines, où ces interrogations n’étaient pas du tout présentes initialement. Ma présence aux Bernardines a initié ce questionnement autour des relations avec l’Afrique pour des motifs artistiques. Mes créations abordaient le racisme, mais déjà dans les années 90 et 2000, c’était difficile. Une fois intégrée à l’institution, même modeste comme les Bernardines, j’ai rencontré des réactions parfois hostiles de la part des professionnels. Je me rappelle d’un échange avec un journaliste à propos des Anges Rouges de la Ville, qui, tout en appréciant les moments de poésie, critiquait les passages politiques, pensant que je m’éloignais du sujet. Pour moi, c’était l’inverse. Ce texte, publié plus tard chez Vent d’Ailleurs comme mon premier roman, a reçu des retours tout à fait opposés.

Malgré tout, mon spectacle Le Iench a été, en janvier, à l’affiche du TNS, qui est quand même l’un des cinq Théâtres nationaux de France. Je vais également avoir une carte blanche lors de l’événement Quartiers d’artistes du 18 mars au 8 avril à Montreuil. Ma saison va s’achever en partie avec Le Iench lors du festival Théâtre en Mai au CDN de Dijon, également bien ancré dans le paysage institutionnel. Je suis aussi artiste associée au Théâtre du Nord, même si cette institution reste une exception dans le paysage culturel français, puisqu’elle est depuis toujours engagée sur les fronts du racisme et des discriminations. Néanmoins, on peut dire que les choses évoluent.

 

En effet, même si cette crispation autour de la question raciale reste ancrée dans le milieu institutionnel, avec un tour de vis supplémentaire récemment, on remarque aussi un regain d’intérêt de la part du public, particulièrement chez les jeunes, pour le traitement de ces questions.

Oui, en voyant le succès des spectacles de Rébecca Chaillon ou de Caroline Guiela Nguyen, ainsi que les dynamiques actuelles au TNS, il apparaît clair que les choses évoluent et qu’un mouvement significatif est en cours. Le spectacle Black Label de David Bobée avec JoeyStarr, qui porte un message antiraciste, rencontre également un franc succès. À Montreuil, Le Iench a atteint 80 % de taux de remplissage un mois avant sa première représentation. Nous n’avons d’ailleurs jamais joué ce spectacle devant une salle à moitié vide, les représentations sont toujours complètes. Le Iench a aussi reçu le prix Bernard Marie Koltès des lycéens il y a quelques années et est finaliste du Prix Abdel Hakim de lycéens, témoignant d’une reconnaissance particulière venant des jeunes. Toutefois, je perçois également un certain recul, en particulier face au nombre croissant de jeunes qui apportent leur soutien à Jordan Bardella actuellement.

Mon départ du collectif Décoloniser les arts était motivé par de légers désaccords internes, qui, à l’époque, me semblaient prévaloir sur l’urgence des enjeux raciaux. C’était comme si j’avais baissé ma garde. Or, je réalise aujourd’hui qu’il ne faut jamais se relâcher.

 

Comment fait-on pour décoloniser le champ de l’art et de la culture ? De quelle manière vous, dans votre pratique artistique, parvenez-vous à désamorcer l’imaginaire colonial ?

Durant mon passage aux Bernardines, alors que j’explorais ces thématiques sans pouvoir les définir précisément — c’est le collectif qui m’a aidé à les identifier —, je me sentais un peu isolée. Il y avait d’autres personnes non blanches à Marseille, dont Mohamed Adi, mais elles n’étaient pas aussi offensives que moi. Mon esprit critique s’est nourri de mon éducation dans un milieu marxiste. À cette période, je pressentais que les choses se nouaient autour des enjeux de représentation, et plus encore, de la narration. Je réalisais que les récits que je souhaitais partager, ceux qui me touchaient personnellement, me posaient un problème de formulation. Mon vécu était différent. Il était évident pour moi que les gens autour de moi, dans la rue, les gens qui me ressemblaient, n’étaient ni représentés ni évoqués dans les histoires.

 

Aujourd’hui, on considère mon spectacle Le Iench comme historique, parce qu’il est la première œuvre française à représenter une famille noire française. Ce n’est pas entièrement exact, il y a également Bintou de Koffi Kwahulé, et probablement d’autres œuvres méconnues. Cependant, c’est sans doute l’une des premières œuvres reconnues. J’ai aussi écrit cette pièce pour qu’elle puisse servir à d’autres après moi. Je sais que certaines personnes, au moins deux puisqu’elles m’ont contactée, utilisent cette œuvre pour préparer les concours des écoles nationales supérieures. Cela revêt une grande importance symbolique, signifiant que ces candidats ont trouvé une œuvre qui leur parle pour passer ces examens.

 

« Décoloniser les arts » implique de révéler le racisme, le patriarcat, l’eurocentrisme, le sexisme et bien d’autres rapports de pouvoir dissimulés derrière les grandes théories esthétiques et l’histoire de l’art. Mais cela consiste-t-il également à adopter ou inventer une esthétique proprement « décoloniale » ? Dans une interview, vous avez notamment mentionné le phrasé classique qu’on enseigne aux comédiens dans les écoles nationales et qui, selon vous, éloigne les jeunes des quartiers populaires des représentations théâtrales. Travaillez-vous à la création de nouvelles formes ?

Oui, par exemple, je n’aime pas le dispositif frontal classique, où le public et la scène se font face. Aujourd’hui, je fais des spectacles en frontal principalement pour des raisons économiques, car opter pour une autre disposition implique plus de jours d’installation et réduit la capacité d’accueil. Mais ce n’est pas ce que je préfère. Ce qui était intéressant au théâtre des Bernardines, c’était la modularité des gradins, permettant de positionner le public comme on le souhaite. Cela m’a formée à concevoir des mises en scène plaçant le spectateur au cœur de l’action. J’ai découvert par la suite que cette approche trouvait ses racines dans des traditions africaines, où il n’existe pas à proprement parler de séparation nette entre celui qui parle et celui qui écoute. J’ai donc approfondi cette idée de la position du public et de son rôle participatif dans l’œuvre.

Quant au phrasé, enseigné dans les écoles d’art dramatique et perçu comme bourgeois, il peut effectivement éloigner les personnes issues de quartiers populaires, mais je me sens moi-même concernée ! Malgré ma formation, il me faut toujours un temps d’adaptation pour accepter cette façon de parler, qui reste étrangère à la plupart d’entre nous. Cette réflexion influence désormais mon écriture. Certaines critiques peuvent juger les dialogues du Iench comme étant plats, mais pour des lycéens ou des jeunes, ces échanges sonnent justes et accessibles, car ils reflètent leur manière de parler et, en réalité, celle de tout un chacun.

 

« J’ai disloqué ce grand niais d’alexandrin », écrivait Victor Hugo, désireux de rompre avec un style soumis aux formes classiques et à la bienséance…

Oui, une tradition qui nous précède ! L’alexandrin m’a toujours intéressée, particulièrement avec l’idée de le déstructurer, le casser. Je me situe à l’intersection de cette tradition et de la culture sahélienne, qui valorise l’épopée et les rituels, lesquels s’apparentent en réalité à des rituels dramatiques.

 

Votre spectacle Autophagie illustre parfaitement cette confluence des genres et des idées. À l’intersection du personnel et du politique, avec des éléments visuels, sonores, olfactifs et narratifs diversifiés, il invite le public à une expérience immersive où la frontière entre le soi et l’autre, le passé et le présent, s’amenuise, favorisant ainsi une compréhension plus profonde des forces qui façonnent nos sociétés.

Ce spectacle est sûrement le plus radical que j’ai conçu dans cette démarche. Il s’inspire à la fois de la messe et de la cérémonie vaudou, ainsi que de cérémonies venues d’Asie, grâce à une comédienne asiatique qui a su intégrer son propre univers, sans oublier l’inspiration venue de l’eucharistie. Dès l’entrée, le public est accueilli par des arômes de cuisine, marquant ainsi mon ambition plus poussée de fusionner avec le public. Sur le fond, le spectacle est fortement politique, exposant comment la colonisation imprègne même les aspects les plus intimes de notre existence, comme l’alimentation. Le Iench s’attache également à l’intime, abordant les questions de la famille et des violences policières, et explorant la manière dont ces violences s’infiltrent au sein des foyers. Mon objectif reste de démontrer en quoi le personnel, l’intime est modelé par le politique. Mon prochain spectacle, qui se penchera sur l’histoire des tirailleurs sénégalais, cherchera à saisir comment la guerre s’immisce de manière insidieuse dans la vie quotidienne de villageois.

 

Propos recueillis par Gaëlle Desnos

 

Procès du Siècle « Décoloniser les arts : déboulonnage ou pédagogie ? » : le 11/03 au Mucem (Marseille 2e).

Rens. : www.mucem.org