Et mon père un oiseau de Bruno Le Dantec

Millefeuille | Et mon père un oiseau de Bruno Le Dantec

Au nom du père

 

Avec Et mon père un oiseau ?, l’écrivain-journaliste-essayiste-activiste marseillais Bruno Le Dantec livre un ouvrage qui devrait faire date au-delà du petit monde de l’édition locale. Autobiographie sensible, chronique du quotidien pendant le sinistre confinement, portrait de son père disparu lors de cette séquence historique… ce livre touche à la fois les cœurs et les consciences (de classe, cela va sans dire).

 

 

C’est le premier écrit individuel de l’auteur. Dans ses précédents ouvrages(1), il cherchait d’abord à « donner la parole aux autres », qu’il s’agisse de ses rencontres avec les zapatistes au mitan des années 1990, ou encore du recueil du récit de l’itinéraire d’un migrant, voire des infamies proférées à l’encontre de la cité phocéenne, notamment de sa plèbe. Une certaine subjectivité émergeait bien de-ci, de-là, mais les ouvrages restituaient d’abord d’autres paroles que la sienne. Là, plus question de se mettre en retrait : « Je me retrouve à flirter étrangement avec un objet qui est peut-être le plus littéraire que j’ai fait, alors que c’est une histoire très personnelle et vécue : celle de la mort de mon père pendant le Covid. » Le livre convoque divers registres d’écriture, comme s’il restait quelque chose de la conception chorale de ses précédents ouvrages. Le corps principal du texte, d’abord, avec un style qui évolue du descriptif au poétique. Des insertions de coupures de presse, d’échanges de mails, de citations d’auteurs ayant inspiré sa prose pudique ensuite, qui font écho à son processus créatif. Il débute son texte avec le récit d’un rêve des adieux empêchés à son père décédé à la clinique de la Casamance, à Aubagne, sans aucune possibilité de revoir les sien·ne·s.

Un propos politique émerge rapidement. On y reconnaît bien la patte d’un contributeur au mensuel C.Q.F.D., notamment avec cette lettre ouverte à Martine Vassal : « J’avais quand même envie de ferrailler, histoire de montrer qu’on n’était pas toutes et tous égaux face à la pandémie et même face à la mort. Des gens avaient des passe-droits qui leur ont permis d’éviter ce qu’a subi mon père : une déshumanisation et même une séquestration par une clinique mise en quarantaine avec droit de visite suspendu. »

Loin de n’être que critique, l’auteur propose des solutions qui auraient pu relever d’une véritable démocratie directe, évoquant le programme zapatiste de lutte contre ce virus très capitaliste qu’est le Covid-19. Advient alors une partie plus intime sur ses relations avec son père : « C’est ce qui permet un retour à la vie. Sinon on en resterait au deuil empêché, à la peine et à la colère. Quelque part, ça m’a sauvé de raconter une partie de la vie de mon père, de mes rapports avec lui, de mes révoltes. Je me demandais en quoi cette partie pouvait intéresser les gens et, justement, il y a de bons retours des lectrices et des lecteurs sur cette partie. »

C’est son père qui lui a transmis ces velléités d’aborder Marseille sous l’angle très subjectif de la psychogéographie, avec quelques incursions dans les préoccupations environnementales. Le prof de SVT qu’était Jean Le Dantec réalisait des brochures sur la flore et les paysages. « J’avais écrit un texte pour l’exposition Nos Algéries où je disais qu’il était revenu de son service militaire là-bas beaucoup plus méfiant de l’histoire humaine que de l’histoire naturelle. Il n’était pas vraiment d’accord. À partir de son observation des alentours de Marseille, il a creusé une partie sciences humaines, comme l’histoire de la proto-industrie dans la vallée de l’Huveaune à partir des cartes postales, de recherches dans les archives, de dialogues avec les vieux. » L’auteur observe avec une tendresse rétrospective sa propre évolution vers l’âge adulte, entre révolte adolescente en périphérie, punkitude en centre-ville puis à Londres et enfin nomadisme internationaliste au Mexique puis en Andalousie.

 

Il développe également une réflexion sensible sur la question du genre, montrant qu’il peut exister une sorte de paternité non-patriarcale : « Mon père était très doux. Il détestait le conflit et avait des stratégies d’évitement de ce dernier qu’on prête souvent à la féminité, par le jeu des préjugés. La colère, la révolte : c’est ma mère qui m’a transmis ça. La partie la plus tendre, elle me vient de mon père et c’est certainement avec celle-ci que j’ai pu élever ma fille. Cela étant, des amies lectrices m’ont interpellé sur le fait que je reviens à plusieurs reprises sur l’idée que je suis père célibataire, comme si j’avais mérité une médaille, comme si cela résultait d’un choix. Elles m’ont bien expliqué que, pour elles, ce n’est pas un choix, que le fait d’élever un enfant seules leur a été imposé par les circonstances. J’ai reconnu que j’aurais dû expliciter davantage ce point de vue. » Les éditions Hors d’Atteinte sont d’ailleurs une maison d’édition féministe. Connaissant un peu la directrice, Marie Hermann, il se permet de répondre à l’annonce de la parution de Comment devenir lesbienne en dix leçons (présenté comme une des meilleures manières d’en finir avec le patriarcat) en lui proposant, tant qu’à faire, un bouquin sur la mort de son père ! Loin de le prendre mal, cette dernière finit par dévorer le manuscrit et par le publier dans les plus brefs délais. « Elle a fait un vrai travail d’éditrice, déclare-t-il. Par exemple, lorsque je parlais de “père maternant”, elle me demandait pourquoi je ne disais pas “père paternant”. J’ai donc changé le m pour le p car je tombais dans le cliché. » Et il n’oublie pas sa mère, Andrée, inlassable militante pour les droits sociaux, décédée peu après Jean, dans des dernières pages d’une force émotionnelle rare.

Et mon père un oiseau est le premier livre à aborder la crise du Covid avec une subjectivité assumée. Les préoccupations politiques n’en sont certes pas absentes (Barbara Stiegler est d’ailleurs une référence assumée) mais, surtout, Bruno Le Dantec, est persuadé du besoin absolu de partager nos expériences sur cette période, rappelant que « ce grand enfermement a été un traumatisme. » Les premières présentations publiques du livre, que ce soit à la Cité de la Musique, à Manifesten ou à la libraire Transit, le lui ont confirmé. Un ouvrage d’émancipation, poétique et politique, qui dit notre besoin de commune humanité, à lire d’urgence.

 

 

Laurent Dussutour

 

À lire : Et mon père un oiseau de Bruno Le Dantec (éditions Hors d’Atteinte)

 

 

 

 

Notes
  1. Il a publiéTendre venin. De quelques rencontres dans les montagnes indiennes du Chiapas et du Guerrero (sous le pseudonyme Nicolas Arraitz), Phéromone, 1996 ; Insomnia (avec Antoine d’Agata), Images en manœuvres, 2003 ; La Ville-sans-nom. Marseille dans la bouche de ceux qui l’assassinent, Le Chien rouge, 2007 ; « Dem Ak Xabaar ». Partir et raconter : récit d’un clandestin africain en route vers l’Europe (avec Mahmoud Traoré), Nouvelles éditions Lignes, 2012 ; et Odysseia (avec Antoine d’Agata et Rafael Garido), André frère, 2013.[]