Massilia Sound System © Marcel Tessier-Caune

L’entretien | Massilia Sound System

Le collectif emblématique fête ses quarante ans d’activisme avec un album, des rééditions et une tournée dont le point d’orgue pourrait être ce concert gratuit donné sur le Vieux-Port. Au-delà de cette actu, et pour notre dernier numéro, il nous était évident de donner la parole à ces furieux défenseurs du vivre ensemble, insoumis pour toujours, à l’heure où le pays bascule dans l’inconnu. Rencontre avec Jali, au nom des siens, au nom des autres, et avec la manière…

 

Première question : comment allez-vous ?

Ça va bien. On fête quarante ans de carrière ininterrompue, sans jamais s’être arrêtés. C’est à noter car ce n’est pas le cas de tout le monde ! Au début, il nous a fallu cinq ans pour obtenir un statut d’intermittents du spectacle, et puis il y avait peu de tourneurs… C’est à partir de 1987/1988, avec la naissance du mouvement alternatif, que de petites structures se sont créées pour gagner en autonomie. Par nécessité : on a compris ça tout de suite. Et on a galéré, avec des cachets payés « au black », en se faisant parfois arnaquer… J’en parle parce que si le RN passe, il voudra faire sauter tout ça. Or, sans intermittents du spectacle, sans ce système qui crée des milliers d’emplois et représente 60 milliards d’euros dans le PIB, la culture en France ne serait pas la même. Monsieur Bardella, vous êtes un irresponsable et une grosse *****.

 

Le groupe est né en 1984 lors d’un sound-system improvisé sur le cours Julien, avec les flics qui débarquent et le public qui décide de payer l’amende… C’est très symbolique d’un certain état d’esprit : vous venez poser du son, tout le monde est invité à danser ensemble, ça ne plait pas à tout le monde, et finalement le public devient presque un membre à part entière…

Cette réaction des uns et des autres, c’est à méditer ! Enfin si on se retrouve dans un pays à tendance totalitaire…

 

Après toutes ces années, comment définirais-tu « l’esprit Massilia », qui vous caractérise — vous et votre public ?

Notre mission, c’est simplement de monter sur scène et rendre les gens heureux. De leur faire profiter de cette énergie commune. Le Massilia n’est pas une religion, mais on a notre rituel scénique : les gens viennent nous voir pour le pratiquer ensemble. Nous faisons les choses à l’instinct depuis quarante ans, avec le cœur, c’est notre profession de foi. Nous sommes traversés depuis tout jeunes par les mouvements libertaires post-68, et notre proposition est une société équilibrée, ouverte et plaisante à vivre. Le message d’amour de Bob Marley était neuf car il était adressé à l’humain en général, et venait d’une toute petite île qui sortait de l’abomination de la colonisation anglaise. La musique n’avait ici plus besoin d’être électrique : elle t’apaisait. Nous sommes le fruit musical de ces deux choses, mais aussi de l’arrivée du reggae digital, quinze ans plus tard, qui nous a fait le même effet que le punk : il fallait que ce soit cheap, accessible à tous. Au départ, on faisait donc de la musique avec des machines « vintage » parce qu’on n’avait que ça à disposition… et ensuite notre son a évolué avec la technologie.

 

Du fait de votre amour pour la musique jamaïcaine et de votre volonté de vous ancrer dans un territoire local mais ouvert sur le monde, le groupe s’est appelé Massilia Sound System — sans utiliser le mot Marseille. Le Massilia, c’est un idéal ?

C’est Tatou qui a trouvé le nom, mais déjà, Marseille Sound System, ça ne sonne pas ! Massilia, qui est un terme latin, remonte aux origines de la ville — donc bien avant l’occitanisme. Dès le départ, Tatou a inclus la langue provençale dans le groupe car il la pratiquait. Ce n’est que plus tard que l’on a théorisé l’usage de l’occitan, en ouvrant ainsi le discours vers le monde — grâce à la rencontre avec Claude Sicre des Fabulous Trobadors, qui avait digéré puis vulgarisé pour nous la pensée de Félix Castan. On a été tout de suite convaincus par la conviction de celui-ci : la France est un pays merveilleux, fondamental, mais dont le problème se nomme le centralisme. Et le centralisme de l’État français est responsable de la situation que l’on vit aujourd’hui avec la percée du RN. Tous ceux qui nous ont dirigés depuis deux cents ans n’ont pas compris que l’on ne pouvait pas créer une nation ouverte avec simplement trois mots écrits sur le fronton de nos édifices : ça ne suffit plus. Quand un pays dit, sur ses fondations, qu’il faut un peuple, une culture, une langue… il ferme toutes les portes ! Comment s’étonner ensuite qu’il y ait aujourd’hui en France une quasi-majorité de xénophobes ? C’est un repli. Castan l’a expliqué dans des dizaines de livres, mais il a été boudé par les élites. Avec le Massilia, nous avons compris sa pensée et l’avons relayée. Dans tous nos textes, en filigrane ou pas, tu peux trouver des arguments qui parlent de l’intolérance, de l’ignorance et de l’incompétence intellectuelle de nos dirigeants. Toute notre rhétorique vient de cette erreur fondamentale de l’État français, qui pénalise tout le travail qui a été fait au nom des Lumières. Ça a brillé fort, mais ce n’est plus qu’une lueur lointaine… Plus rien n’a avancé depuis cette croyance en une France ouverte sur la différence et le vivre ensemble. Les gens ont un peu renoncé à y croire, mais nous, ça fait quarante ans qu’on tire le signal d’alarme !

 

Vous représentez l’identité très singulière de Marseille, cosmopolite, rebelle, méridionale… et êtes parvenus à trouver votre public bien au-delà de ce périmètre, en France comme à l’étranger. Comment expliquez-vous cela ?

Parce que nous avons eu le courage d’aborder la question de l’identité, comme personne ne le faisait… sauf le Front National. Nous avons le seul discours valable en face du RN. Et c’est Castan qui nous en a livré les clefs : « Il n’y a d’identité que choisie. » Il n’y a pas de « droit du sol » : tu n’as pas fait exprès de naître ici ! Comment veux-tu avoir la reconnaissance des cultures importées si ce pays ne sait lui-même pas reconnaître ses cultures autochtones ? Ses identités régionales, ses dialectes ? Si l’école ne peut pas apprendre ça aux enfants, alors elle ne peut pas leur apprendre à apprécier la diversité… Avec le Massilia, nous nous servons de l’occitan, que plus personne ne parle, pour affirmer que les gens qui sont venus à Marseille, de tout temps, n’ont pas été intégrés par la culture française — mais par la culture occitane et provençale. C’est dans ce pays que tu peux apprendre à être avec les gens de toutes les régions de France, car ce sont eux qui t’intègrent, avec leurs pratiques, leurs accents ! C’est pour ça que nous sommes compris partout avec le Massilia. Être Marseillais, ça s’invente au quotidien : il y a une base, et il y celle que l’on construit ensemble… Avec le temps, nos fans ont saisi l’essence de ce que nous disons. Mais ils viennent surtout pour passer un bon moment. Avec prétention, je dirais qu’on a réussi ce qu’on voulait faire dès le départ : devenir des chanteurs folkloriques. De faire comme les troubadours, et de voir tes chansons être chantées par les gens, ensemble, bien après ta mort.

 

Ces deux dernières années, vous avez réenregistré vingt de vos chansons avec leurs versions instrumentales et sorti ça sous la forme de deux coffrets de vinyles 45 tours. C’est un geste fort, presque de puriste… Avez-vous aujourd’hui le même enthousiasme qu’à vos débuts ?

Oui, sinon on ne laisserait pas cet héritage ! Entre 2022 et 2024, on aura laissé ce patrimoine. Car au-delà des morceaux chantés, que l’on a ici réenregistrés en revenant à notre son d’origine, digital et minimaliste, le plus important ce sont leurs versions (NDLR : instrumentales) sur lesquelles chacun peut venir chanter. Avec ces vinyles, tu peux faire ton propre sound-system, à l’ancienne. L’album Anniversari que nous sortons aujourd’hui pioche dans ce matériau avec quatre inédits.

 

Qui pourrait prendre la relève du Massilia Sound System à l’avenir ?

Personne ! Le Massilia est inimitable, unique et in-reproductible. Ce n’est pas une recette que l’on enseigne comme dans les écoles d’art.

 

Votre tournée se pose à Marseille le 19 juillet, pour un concert gratuit en plein sur le Vieux-Port… Avez-vous prévu des surprises ?

Il y aura nos collègues de Chichi & Banane en ouverture : ils sont savoureux car Chichi te raconte une histoire pendant que Banane l’accompagne au banjo et lui répond… Je suis sûr que les gens vont adorer. C’est de la poésie totale, qui s’inscrit dans nos valeurs de simplicité, d’honnêteté, de bienveillance… mais avec leur propre façon de faire ! Et puis on a aussi invité Demi-Portion, un rappeur talentueux de Sète qui partage ces mêmes valeurs.

 

En 1997, vous chantiez Ma ville est malade… En juin 2024, l’est-elle encore ?

C’est même pire ! J’ai écrit cette chanson bien avant, d’ailleurs… Le repère est simple : c’était pour les élections régionales où le FN avait fait 28 % à Marseille. C’était énorme par rapport au reste du pays… À partir de là, les chansons du Massilia ont pris un autre élan : il fallait faire quelque chose, s’insurger contre cet état de fait. En l’écrivant, et parce que nous autres Marseillais exagérons toujours, peut-être était-ce juste un coup d’exagération… sauf que non : c’était grave, un virus que l’on a collé à toute la France. Et malheureusement, elle est toujours d’actualité. Si je voulais être vraiment sombre, je dirais ceci : pendant combien de temps, pour parler du FN et de sa progression dans les années 90, les médias ont-ils parlé de Marseille et de Toulon comme bases des fachos et des voyous ? C’est peut-être ce qui nous a donné la force de nous accrocher. Nous essayons de nous attaquer aux racines de ces idées.

 

Nous vivons ces jours-ci un moment décisif dans l’histoire de notre pays, qui pourrait s’avérer être un point de bascule, une régression. Comment en est-on arrivés là ?

Mon sentiment est qu’aujourd’hui, Ok, il y a un ras-le-bol. Il y en a eu régulièrement, mais celui-ci se cristallise autour de choses qui relèvent du marketing politique, dont les moyens sont désormais illimités grâce aux réseaux sociaux. Des millions d’euros sont dépensés pour faire des millions de vues. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de fond ! Ni Marine Le Pen ni Bardella ne croient en ce qu’ils racontent : ce n’est que de la rhétorique électorale, ils veulent juste le pouvoir mais n’ont PAS d’idées. Jean-Marie Le Pen était dangereux, mais eux, ce sont des guignols ! On va voir maintenant si les autres en face font barrage ou pas. À droite comme à gauche, on n’a que des rigolos de partout. Or la politique… c’est sérieux. Et ça ne se passe pas qu’à l’intérieur du pays aujourd’hui : tu as affaire à des Trump, des Poutine, des Xi Jinping… Il faut avoir des épaules pour aller parler à ces vieilles noix !

Bref, à force de faire peur aux gens, de les abrutir, ils subissent leur propre connerie et votent RN. C’est le résultat d’un découragement des citoyens face à des élites qui ne les comprennent pas, et surtout, qui ne leur proposent pas d’aventure : tu te lèves le matin pour aller bosser et maintenir ton train de vie, c’est tout. On s’emmerde en France. Il n’y a pas de projet commun, de grand but. Ce qu’il nous faudrait, c’est un gouvernement qui se retrousse les manches non seulement pour nous, Français, mais aussi pour les autres.

 

Quels que soient les résultats du scrutin, comment vois-tu la suite ? Et comment résister ?

Le pays sera ingouvernable pendant un certain temps. S’il y a une majorité relative, Macron va choisir le gouvernement qui l’intéresse, mais ça va bagarrer… Rien ne changera vraiment, et les choses vont même empirer dans certains domaines, notamment budgétaire. Quant à nous, nous allons continuer à faire ce que nous avons toujours fait : porter une parole apaisée et structurante. Ça fait quarante ans qu’on se bat contre ces cons avec nos moyens, alors pour le reste… Faites ce que vous voulez, les gars, allez foutre le oai chaque semaine à la permanence du RN ! 1789, qu’est-ce que tu veux que je te dise ! Et soyez forts, parce que le monde de demain sera compliqué, et m’inquiète bien plus que les turpitudes du peuple français…

 

Propos recueillis par PLX

 

À écouter : Anniversari (Manivette Records) + rééditions disponibles.

En concert le 19/07 à la Scène sur l’Eau de l’Été Marseillais (Vieux-Port, gratuit) et partout en France.