Guy Robert © Damien Boeuf

Carte blanche à | Guy Robert

Ancien chroniqueur chez Ventilo, l’inénarrable Guy Robert raconte Marseille et les impressions que la ville lui laisse quand il y revient, très rarement, dans un texte « pas très gai. Mais que veux-tu, c’est l’époque. »

 

So long Marseille

 

Aujourd’hui on ferme un journal. Mais ce n’est pas pour le reposer sur la table. Et puisqu’on m’invite à dire quelques mots, je vous propose une cartographie mémorielle, une mémoire cartographiée, appelons ça une mémographie.

 

J’y fus conçu mais n’y suis pas né. Combien de fois m’a-t-on dit mais tu n’es pas marseillais, tu n’es pas né ici. Oui mais mes parents, mes racines, j’y vis depuis que j’ai sept ans. Tu n’es pas marseillais, c’est tout. Bon, admettons. Pendant plus de quarante ans je n’ai pas quitté Marseille plus d’un mois. Et encore cette absence d’un mois, ça n’est arrivé qu’une fois. Une vie c’est une fabrique de souvenirs qui se tiennent la main au-dessus des années.

Premier quartier, celui de l’appartement qui domine le théâtre en plein-air, vue plongeante sur la scène, première loge qui a choisi mon métier, quartier de l’école où j’ai appris l’arithmétique et la grammaire, où je suis revenu voter pendant longtemps avant d’habiter cinq ans juste en face, quartier du bord de mer d’où je voyais, image de rêve, un bateau rentrer le soir vers la station marine, qui a décidé de mes études et sur lequel j’ai navigué quelques années plus tard.

Deuxième territoire, le centre-ville, le lycée, le même que fréquenta mon père, à deux pas du théâtre aujourd’hui fermé pour travaux, où j’ai vu mon premier spectacle, à un pas d’un autre théâtre, un ancien local à balais, aujourd’hui détruit où j’ai joué pour la première fois, enfin pas tout à fait, plus tôt il y avait eu le concert catastrophique à la Maison des jeunes et le stage de théâtre en-dessous de ma chambre, ce stage d’été qui a choisi mon métier, mais on ne va pas se perdre dans les détails et les exactitudes. Tant d’histoires, de souvenirs, d’années passées sur trois hectares, à peine plus.

C’est dans ces deux quartiers que la densité des souvenirs est la plus grande et la mémoire la plus ancienne. Parce qu’il y a aussi le quartier du port antique avec encore un théâtre aujourd’hui fermé, un théâtre sans programmation est un théâtre fermé, j’ai participé à son ouverture, habité au-dessus de ses bureaux, vécu quelque temps à vingt mètres de là, sous les toits. On rajoute un hectare à la topographie des souvenirs.

Et encore un avec les années passées près du port qui fut nouveau au XIXe siècle, avait bien vieilli entretemps et s’est pris dans la gueule une vaste opération immobilière qui l’a défiguré, celui-là quand on y revient, c’est bien simple on ne reconnaît plus rien. Là encore un théâtre, dans un lieu qui n’en était pas un, même pas un cinéma et qui a fini en poussière, tu redeviendras poussière comme toute chose ici-bas.

J’en étais là de mes routines, mes trajets, toujours les mêmes, le décompte de mes hectares, mes habitudes immuables, quand vers le milieu des années zéro, j’ai changé d’hémisphère, ici le Nord, là-bas le Sud, so long Marseille, saut dans le vide, parachute en torche, ça va, rien de cassé. Arriver dans une nouvelle ville, sans connaître le nom des rues, sans s’arrêter tous les vingt mètres pour dire bonjour à quelqu’un, au bout du compte un vrai bonheur. Sept ans pour apprendre l’histoire et la géographie de ce confetti d’empire et connaître cent personnes, c’est plus qu’il n’en faut. Là, bien sûr un théâtre qui, aux dernières nouvelles, sera détruit dans quelques semaines comme il se doit.

Retour plein de dépitation comme on dit là-bas. Je ne rentre plus dans mes pantoufles marseillaises, c’est drôle mes pieds ont changé de forme. Pourtant j’essaie de remarcher sur les anciens territoires, mais ils sont accidentés, pleins de chausse-trappes, parfois j’ai l’impression qu’on me jette des cailloux.

Alors nouveau départ, pas loin, sur une carte la même latitude ou presque, un peu plus à droite, aux deux sens du terme. So long Marseille. Atterrissage dans une ville dont je ne connais toujours pas le nom des rues, les autres quartiers que le mien et pas grand-monde. Chaque jour une découverte, une rencontre, les plus vieux souvenirs n’ont pas plus de cinq ans. Là, un théâtre, ce sera sans doute le dernier du parcours, il se porte fort bien mais avec ce qui s’annonce, je m’inquiète pour lui.

Depuis, quand je reviens à Marseille, quand j’y suis obligé et que j’arpente les quelques hectares où j’ai quand même des attaches, cachés sous le bitume, les souvenirs m’assaillent, sans prévenir, toutes époques mêlées. S’accrochent à mes jambes, collent aux semelles, me ramènent en arrière, aux temps heureux, aux heures tristes où je ne veux plus aller, et si je n’avance pas, les sables sont mouvants. Deux heures à Marseille, deux jours pour m’en remettre. Alors so long Marseille.

She’s an artist, she don’t look back, chante Dylan. Lui ne regarde jamais en arrière. Quand il reprend un morceau de sa jeunesse, on ne le reconnaît pas. Nous les ignares jugeons qu’il le massacre, on aime tellement la version d’origine. Mais lui, il avance, ne se répète pas, trace un nouveau chemin. Don’t look back, so long Marseille.

Dans les années zéro, j’ai écrit dans Taktik, disparu, Marseille l’hebdo, supprimé, Le Ravi, fermé, vous lisez le dernier Ventilo. Les temps changent, les journaux disparaissent, les rotatives ne tournent plus. Si au moins cela sauvait des arbres. Mais non, la pâte à papier sert à fabriquer des emballages en carton pour toutes les saloperies qu’on commande. Plus de presse artistique, culturelle, alternative, de moins en moins de presse tout court. C’est la même chose partout ? Et alors ?

Journaux fermés, théâtres en miettes, so long Marseille.

De huit à dix ans, disons du CE2 au CM2, sur le chemin de l’école je passais devant une maison qui avait un jardin. Et un chien. Boudou, un genre de setter, blanc et noir. Tellement gentil. Je passais tous les jours, deux fois par jour, dix minutes à lui caresser la tête à travers le portail, seule une main d’enfant le pouvait. J’arrivais devant la maison, criais Boudou !, il arrivait en courant, se collait au portail et c’était parti pour dix minutes. Il était si doux, je n’arrivais pas à m’en détacher et devais courir ensuite pour ne pas arriver en retard à l’école. Je suis repassé devant cette maison le mois dernier. Plus de Boudou évidemment. Y a-t-il encore un chien ? Comment savoir. Le portail a été changé, n’a plus aucune ouverture, le vieil enfant ne pourrait plus y passer la main.

So long Marseille.

 

Guy Robert