Carte blanche à | Médéric Gasquet-Cyrus
L’inventeur du jeu en ligne Motchus est membre du passionnant collectif des Linguistes atterrées. Deux excellentes raisons, entre autres, de donner carte blanche à ce chantre du parler marseillais, qui s’adresse ici à sa ville avec la tchatche qu’on lui connaît.
Marseille, grosse bouche
Marseille, Bouches-du-Rhône.
Marseille, bouche tout court.
Marseille, grosse bouche qui crie, beugle, gueule, hurle, éructe.
Marseille qui crie sa colère dans les manifs, des Réformés à « ta réforme où on s’la met » ; Marseille qui crie sa passion au stade, d’un virage à l’autre : « Aux armes ! », « oh zarma ! », « arrah ! » ; Marseille du crime qui crie son addiction au trafic qui cible et crible ses propres minots ; Marseille qui crie à travers la bouche de ses fadas, pauvres gens en détresse psychologique qui, à la dérive d’un trottoir crevassé à l’autre, parlent seuls, hurlent seuls, invectivent seuls, au milieu de la foule qui les ignore ; Marseille qui crie à l’injustice en faisant souvent l’injustifiable.
Marseille qui crie au dernier cri pour faire monter les prix, peuchère ; Marseille qui clame, réclame et fait sa réclame : regardez comme je suis belle et qui re-bêle : vééé, veneeez, acheteeez, photographieeez, likeeez, instagramez-moi, mais qui déclame et décline aussi : tourists go home, nik Airbnb, ne venez pas, cassez-vous. Marseille a bobo à ses bobos, au nez des néos.
Marseille vend du rêve mais c’est souvent du rêve parti, pas de quoi faire la teuf. Tours de verre dressées sur les ruines de l’ancien monde ouvrier, le monde a vrillé, fait vriller, mon vié, janvier, décembre, décombres ; la Fiesta déçoit, Arenc, ah l’enc !
Marseille qui promet, promeut, promis, juré, t’inquiète, on s’arrange. Ça marche en politique, à droite et à gauche, dans le biz, dans le buzz, dans le deal, au boulot ou avec les potos. T’inquiète.
Oui on s’inquiète, frère, gros, cousin, cousine : la ville part en sucette, en biberine, en couilles. Escale touristique, magasin de souvenirs à croisiéristes, supermarché de la came, décor de magazines, wesh la zine, ton regard assassine — c’est du Jul.
Trop dégaines les minots qui cabrent, vé, en Y, trop bon, c’est Marseille bébé, haha, c’est Marseille clichés éculés (et on reste polis), c’est les fracas qui klaxonnent en roulant à bloc pour prévenir la mémé qu’il ne faut pas traverser car je ne vais pas m’arrêter, je suis à foooond ! Petit con. Gros con au volant qui veut niquer tous tes morts parce que tu ne démarres pas assez vite, grosse folle au volant qui te fait un doigt en te lâchant un « eh qu’esse y aaaaa ? » comme un crachat. Droit à l’abus.
Marseille qui sent la pisse et l’épice, Marseille qui emboucane et qui cane sur la Cane, Cane, Cane, Canebière, bière à la main, rouge au front.
Le front. National, bleu, marine, brun, noir, puant. Affront national. Estrasses racistes.
Marseille t’as repeint tes façades mais t’y es tarpin malade. « Ma ville tremble / Ma ville est malade / De Bonneveine jusqu’aux Aygalades » : c’est Massilia Sound System, 1997, hélas toujours d’actu.
Donc, Marseille, ta gueule.
« Marseille / Tais-toi Marseille / Tu cries trop fort » (chanson de 1959, paroles de Maurice Vidalin, interprétée notamment par Colette Renard)
Motchus et bouche cousue.
Et écoute-toi un peu, respecte-toi.
Car Marseille, c’est aussi cette putain de vibration, cette explosion de lumière, la vue sur la Bonne Mère à chaque coin de rue, la Corniche et l’Estaque, Callelongue et Malmousque, les quartiers et les marchés, Noailles avec ou sans oaï, la Plaine quand elle n’est pas morne, les traverses et les travioles, les murs peints et les pas peints, jpp, j’en peux plus de cette ville mal foutue qu’on aime par-dessus tout, par-dessus bord.
Marseille, c’est ce récit partagé d’une cité fondée par un Phocéen venu se tanquer dans une calanque pour se maquer à une girelle du coin bien tanquée. Tous d’ici, tous d’ailleurs.
C’est Marseille des sourires gratuits, des gens qui se causent pour un oui sans connaitre leurs noms, et tous ces mots qui sonnent, résonnent, déconnent, tè, vé, dégun, rhéné, moulon, tchapacan, t’y es pas con ? Les minots qui jouent au ballon, cette vie à fond les ballons, à fond pour le ballon, le peuple bleu et blanc qui chante allez l’ohèèème à se faire péter les cordes vocales, les apéros les pieds dans l’eau, tranquille, trinquille, fini-parti et chichis-frégis, l’anis qui pègue et empègue, qui délie les langues et lie les empégadures, au pays de l’anis, on s’amuse on pleure on rit, il y a des méchants et des gentils… et des quèques, et des cagoles, et des maffres, et des marioles, et des mastres, mais qu’est-ce qu’on rigole. Et des gabians, et des gars bien, des gens qui cherchent, soignent, innovent, rénovent, cultivent, apprennent, transmettent, exposent, explosent.
« Marseille, bouche de vieille », chantait le groupe Leda Atomica.
En 1988.
Un autre siècle. Une autre vie. Une autre planète Mars.
C’était pas mieux avant.
Mais avant on bottait le cul aux fachos du FN quand ils osaient venir déposer leurs prospectus dans les boîtes, avant la jeunesse emmerdait le vieux borgne, avant on manifestait pour Ibrahim Ali, avant on emboitait le pas de la Marche des Beurs : ils partirent 32 du Vieux-Port mais, par un prompt renfort, ils se virent 100 000 en arrivant à Paris.
Avant on croyait qu’on allait pouvoir changer le monde avec un peu de rap ou de ragga, un ballon et du pastaga.
Le monde, on se l’est pris dans la gueule. Et on gueule. À tort ou à raison, à corps et cris de rage. Quitte à ce que nos mots s’envolent au vent — mistral perdant. Mais sans mots, gros ou gras, on s’étouffe en solo. Crier, gueuler, parler, argumenter, informer, changer, se transformer, se révéler, se relever, re-rêver : on a besoin de mots pour respirer.
Avant, y’avait Ventilo : bienvenue dans l’ère où l’on va manquer d’air.
Médéric Gasquet-Cyrus