Carte blanche à | Hadrien Bels
Dès son premier livre, le percutant Cinq dans tes yeux, Hadrien Bels est devenu un écrivain qui compte dans le sérail littéraire français. Ancien pigiste pour Ventilo, il livre ici une chronique douce-amère en pleine gueule de bois électorale.
Le dernier papier
Ce matin, le bus est chargé comme une urne. Avec ma fille, on reste près du chauffeur. On sortira par la porte de devant, un privilège pas toujours facile à demander. Le 81 part de Saint-Just et va jusqu’au Pharo, une prouesse que l’on ne relève pas assez. Au Vieux-Port, il se remplit de parents qui montent leurs enfants vers les beaux quartiers. Ce bus est plein de dérogations rafistolées à coups de faux certificats d’hébergement, copinage et arrangements pour placer son petit dans une école où la mixité existe encore. J’ai mal à la tête. Des restes de la fête de la musique de la veille : un goût d’alcool et de culpabilité. Hier soir, je suis resté sur Longchamp comme une telline accrochée à son rocher. J’étais avec un ami italien qui portait très bien un tee-shirt troué et n’arrêtait pas de me dire qu’il voulait finir sa soirée à Noailles. Parce que c’est là-bas que ça bouge, qu’on se sent vivre, que c’est encore Marseille. « Noailles c’est plou punk, y’a rien à faire », il m’a fait avec son accent que j’aime et qui m’énerve à la fois. Mais j’étais bien dans le confort haussmannien, avec des stands Ricard et des cornets de panisses. Et autour plein de têtes connues. C’est rassurant d’être en famille. On me parlait d’engagement, de réunions interpartis et de « comment on a pu laisser pourrir la situation ». C’est une époque où on prend les choses personnellement. On voulait savoir ce que je pensais de tout ça, on insistait, j’allais pas m’en sortir comme ça. J’avais déjà pris cinq ou six orgasmes, ce shoot de rhum et de je-sais-pas-quoi pour oublier un peu cette foutue conjoncture. Mais rien n’y faisait, impossible de prendre mon pied. J’étais hermétique et froid, comme dans ce bus du matin où j’emmène ma fille vers son école. Tout y est d’apparence calme, personne ne se touche, ne se regarde. Des gens à l’extrême droite, qui voient le monde défiler le front collé contre la vitre. D’autres, à l’extrême gauche, agglutinés vers la porte de sortie. Et au centre, des corps qui glissent d’un côté ou de l’autre du bus à chaque virage. Enfin, confortablement installés au fond, ceux qui regardent et commentent le débat en s’abstenant d’y participer. Pendant cette fête de la musique, une fille m’a demandé si je votais, ça ressemblait à un interrogatoire de la Stasi. Mon pote italien est arrivé dans la conversation comme un plat de résistance alors que t’as déjà plus faim. Il a postillonné que son pays était toujours en avance, qu’ils ont eu Berlusconi et maintenant l’extrême droite, tout ça bien avant les Français : « Qué y’a rien à faire, qué on est des avant-gardistes ! » La fille lui a répondu, avec les dents serrées : « Et alors ? C’est mieux qu’avant ? » Il a balbutié « mais non » et un « c’est pour ça qué jé soui ici » gêné.
Sofiane, un parent d’élève que je connais un peu, monte dans le bus déjà trop plein. Certains marronnent. Personne ne veut perdre sa petite place. Sofiane s’approche de moi. On se connaît un peu. Il travaille à la piscine et, quand je vais nager, il fait semblant de tamponner ma carte d’abonnement. Je suis toujours surpris de bénéficier de ce petit geste clientéliste à 2 euros. J’ai passé ma vie dans une ville où la droite et la gauche se mélangeaient dans une partouze politique qui contentait beaucoup de monde. Je n’ai jamais bénéficié de rien, aucun appartement à bas prix, aucun emploi au conseil général, aucune subvention… pas même une entrée gratuite à la Fiesta des Suds, quand ce festival ressemblait encore à quelque chose. Mais aujourd’hui tout a changé, je fais mon crawl gratuitement. Je suis enfin marseillais.
Sofiane me dit, à voix basse, qu’il a tenu un bureau de vote. S’installe entre nous le silence idéologique. Je finis par lui sortir : « C’est chaud ce qui se passe. » Il approuve en fermant les yeux. Sofiane a grandi dans les quartiers Nord, à Maison Blanche, une barre d’immeuble à la lisière du marché aux puces. Je la connais un peu cette cité. Beaucoup de mes amis comoriens y ont été relogés juste après que mon quartier d’enfance, le Panier, ne s’est transformé en décor touristique. Mais je connais aussi Maison Blanche parce que c’est là-bas, pas loin, que j’ai participé à mon premier comité de rédaction à Ventilo. J’étais arrivé au journal dans une Golf Bon Jovi noire avec un poste CD qui crachait Demain c’est loin d’IAM, juste assez fort pour me faire remarquer. Ventilo m’a vu arriver avec ma dégaine de cake imbibé d’after-shave. Il nous a accueillis, moi et mes fautes d’orthographe. C’était dans une zone franche déglinguée, un décor à cacher un laboratoire à méthamphétamine. Ils auraient peut-être dû y penser ? Le bus s’arrête et Sofiane me raconte, à voix basse, qu’un vieux est venu voter dans son bureau, n’a pris qu’un seul bulletin et l’a levé au ciel en gueulant : « Maintenant ça va changer ! » Sofiane lui a demandé de respecter la loi et de prendre un autre bulletin. Mais le vieux, en confiance : « Et lui non ! Moi vivant, je ne prends pas un autre bulletin ! Et encore moins si c’est toi qui me le demandes. » Sofiane a annulé son vote. Y’a pas de petite victoire. Devant l’école, on tracte pour le Front Populaire autour d’une flotte de vélos électriques dernier cri. J’embrasse ma fille et la regarde rejoindre ces enfants encore heureux d’être ensemble. Sa silhouette disparaît comme celle de mon ami italien qui a finalement quitté Longchamp hier soir en levant un doigt d’honneur à l’entre-soi. Et moi j’ai terminé ma nuit sur la Canebière, devant une borne automatique, dans le snack G la Dalle, à côté de jeunes adolescents avalés par l’écran de leur portable qui chantait un refrain à la voix vocodée. C’est la fin d’une époque, la fin du papier.
Hadrien Bels