Valérie Manteau © Bruno Levy
Valérie Manteau © Bruno Levy

Carte blanche à | Valérie Manteau

Écrivaine, journaliste et militante, entre autres, au sein du Collectif du 5 Novembre, Valérie Manteau est un bien précieux pour la cité phocéenne. Elle rédige cette carte blanche depuis la Turquie, et établit un parallèle saisissant avec la situation politique en France, avec le RN aux portes du pouvoir.

 

 

On a beaucoup glosé sur le slogan « Tout le monde déteste la police ». Il justifie d’ores et déjà qu’une large partie de l’opinion ne s’offusque plus du tout des restrictions au droit de manifester qui sont devenues banales dans notre pays. En revanche, tout le monde déteste les journalistes, idem pour les artistes, et cela fait hausser les épaules jusque sur la radio publique qui, d’une main, licencie ses voix dissidentes, et de l’autre organise son autocritique à l’antenne. Fin juin, une émission de France Culture posait la question suivante : « Quelle est la responsabilité du monde de la culture dans la situation actuelle ? » Une éditorialiste, sur la même antenne, citait Ariane Mnouchkine : « Il faut se taire, travailler, et se taire. » Pour l’instant, on ne voit que la première partie du programme s’appliquer, mais je suis curieuse de voir à quoi va ressembler la suite. Quoique, si l’on se donnait la peine de regarder ce qui se passe ailleurs (encore faut-il avoir accès à la presse, ou aux œuvres qui en parlent), on aurait une petite idée.

J’écris ces mots depuis Istanbul, où j’avais prévu de me rendre pour soutenir dans son procès Pinar Selek, universitaire et écrivaine aux prises avec l’État turc dans un procès kafkaïen. Dans cette procédure qui tourne à vide depuis vingt-six ans, une nouvelle pièce vient d’être ajoutée au dossier par la police. Selek aurait participé à une réunion du PKK en France — réunion qui était en fait un colloque universitaire organisé entre autres par l’Université de Nice et le CNRS. La manipulation est grossière, mais plus personne ne rit. D’une part parce que cette caricature de l’université française en repaire de terroristes n’est plus seulement l’apanage de la police turque, elle fait sinistrement écho à tout une rengaine à laquelle on commence à s’habituer chez nous. D’autre part, parce que si un mandat d’arrêt international arrivait sur le bureau d’un ministre de l’Intérieur RN, on ne sait pas ce qui se passerait — évidemment, la France n’a jamais livré une binationale, qui a trouvé refuge ici avant d’être naturalisée, à son bourreau. Mais cette France existera-t-elle encore dans quelques semaines ?

En me réveillant à Istanbul au matin du premier tour des élections législatives, j’ai pensé que la ville proposait une belle métaphore de ce qui nous attend. En effet, le consulat de France en Turquie est sur la place Taksim, épicentre des manifestations, or le 30 juin c’était la Marche des fiertés — et la Pride est interdite par le gouvernement turc, qui la considère comme émanant de dangereuses « organisations illégales ».

Les environs de Taksim sont donc quadrillés de dizaines de barrages installés dans toutes les rues adjacentes, les terrasses de cafés squattées par des milliers de policiers (il ne m’a pas semblé prudent de prendre des photos, mais imaginez : à chaque terrasse, des policiers en uniforme ; le reste c’est aussi des policiers, mais en civil. Ce n’est pas une dystopie : c’est la réalité d’Istanbul aujourd’hui, cette ville dans laquelle la Pride était immense et festive il y a dix ans encore). Les stations de métro sont fermées. Une ville de seize millions d’habitants est paralysée parce que l’État ne supporte plus d’y voir le moindre drapeau arc-en-ciel. Des messages circulent sur les réseaux sociaux, rappelant que la liberté de manifester est constitutionnelle en Turquie, mais que chacun sort dans les rues à ses risques et périls aujourd’hui — on attire l’attention des étranger-es sur le fait qu’ils pourraient perdre leur titre de séjour s’ils sont pris par la police.

Et c’est dans ce contexte que les Français·es établi·es en Turquie sont invité·es à venir voter pour ou contre le député sortant, l’infâme Meyer Habib. Est-ce qu’on exerce correctement ses droits démocratiques quand on passe quatre check-points pour se rendre jusqu’à son bureau de vote ? Quand on veille à ne rien avoir de suspect sur soi pour aller voter (par suspect, comprenez : n’importe quoi couleur arc-en-ciel) ?

Les Français qui votent RN considèrent sans doute des pays comme la Turquie comme un repoussoir. Ils votent justement pour que la France reste aussi différente que possible de ce qui leur semble l’altérité absolue. Comment leur faire voir que quand on galvaude l’accusation de terrorisme, qu’on caricature le débat parlementaire, qu’on muselle les libertés d’expression, de création, de recherche, de manifestation, qu’on laisse crever les journaux — comme la radio publique — à force de vouloir les contrôler, on se prépare exactement à ressembler à ça ? Rien ne ressemble plus à un État autocratique d’un autre État autocratique.

Je ne sais pas si nous sommes nombreux·ses aujourd’hui à pleurer la disparition d’un journal, qui plus est un journal qui parle de culture. Merci à Ventilo de m’avoir permis de coucher là ces dernières pensées, avant qu’une page se tourne. Comme on dit au Congo pour se dire au revoir : « On est ensemble ».

 

Valérie Manteau