L’Interview de Franck Dimech et Retour sur Woyzeck(e)
L’Interview : Franck Dimech
Nous avons réussi à intercepter Franck Dimech entre montage technique et répétition. C’est un metteur en scène habité par son projet qui répond à nos questions, révélant à la fois un canevas de travail rodé et les incertitudes inhérentes à une nouvelle aventure pour tous, à quelques jours seulement de la première.
Comment passe t-on du Woyzeck avec des acteurs asiatiques à un(e) Woyzeck(e) jouée par des Français(es) ?
Il se passe beaucoup de choses ! C’est un tout autre travail. J’interviens ici à l’initiative de l’Université de Provence comme metteur en scène invité à réaliser une production avec un groupe d’étudiants en Arts du Spectacle. Les interprètes de cette version ne sont pas tous des acteurs en formation et ils sont très jeunes. Il y a aussi la notion d’altérité : elle était très forte avec les Chinois. Il fallait diriger les acteurs dans 1a langue, que je ne maitrise pas. Construire un objet avec des corps qui ont leur singularité, leur spécificité, même si ces acteurs n’ont pas été formés au théâtre traditionnel, il y a un corps asiatique, un autre rapport au monde.
Pourquoi choisir de revenir encore sur ce texte ?
C’est une rencontre importante. J’aime ce texte et son auteur, et au-delà de cela, j’aime la possibilité d’agir à ma guise du fait même de la proposition fragmentée. Je peux couper, mélanger, inventer, je peux partir de certains fragments pour fabriquer d’autres matériaux. Et le travail que nous effectuons en ce moment avec les étudiants porte beaucoup là-dessus. Finalement, c’est un travail qui est train de se faire sous le signe de la liberté.
Outre sa forme fragmentée, quelle est la spécificité de ce texte ?
La traduction de Prentki possède une particularité : la puissance orale de Büchner est mise en valeur. Les phrases sont très sèches, brèves, il y a quelque chose d’incantatoire. Le projet n’est pas narratif. On a presque le sentiment que toute cette parole s’organise comme l’ordonnance d’une cérémonie. Placer ce texte dont l’énonciation n’est pas facile dans la bouche de très jeunes gens… cela aussi m’a interpellé.
Quelle est la particularité de cette mise en scène ?
J’ai identifié un matériau du réel et ce réel est passé dans le champ du théâtre. Il n’y a que des femmes ! Alors que c’est une pièce d’hommes, je me suis retrouvé avec une distribution entièrement féminine, d’où le titre de la pièce. C’est un déplacement assez étonnant. La personne qui tient le rôle de Woyzeck a cette particularité d’avoir dansé pendant dix ans avec Prejlocaj, après avoir été formée au Ballet National de Stockholm. Dans son corps, il y a le souvenir d’un corps formé et formaté pour la danse classique. Je lui ai demandé de travailler sur cette notion de transmission, de mémoire de la technique qu’elle a apprise dans son corps d’enfant. Leur manière de se tenir ensemble, leur collectivité est également très particulière. C’est un groupe éphémère certes, mais très soudé.
Au cours de ces trois semaines de travail commun, les étudiantes sont-elles amenées à prendre la parole, à intervenir ?
Oui car cela fait partie du travail de transmission tel que je le conçois. Je ne suis pas un enseignant, mais après vingt ans de mise en scène, j’ai envie de continuer à travailler avec des jeunes gens et d’être à cet endroit de transmission ; non pas technique, car je n’affirme pas une méthode particulière, plutôt une manière de travailler. J’exige que chacun prenne la parole, sans que cela ne ressemble à une psychanalyse de groupe. Souvent, ils sont dans la critique, l’autocritique, l’interactivité. C’est précieux parce que la parole est un outil. Il est donc important que ces jeunes gens qui se destinent aux métiers du théâtre apprennent à forger cet outil. Et nous avons beaucoup parlé avec les étudiantes, car c’est une œuvre qui nous oblige à nous situer, à nous engager, autour de questions pas faciles. Comme la question du corps sexué, d’un monde vidé de ses valeurs…
Comment s’est articulé le travail autour de cette notion de langage, qui vous interpelle particulièrement ?
Il y a des moments où les actrices parlent allemand, où l’actrice suédoise parle suédois. Il y a aussi des gens qui ont des accents et ceux qui prononcent mal la langue française : comment tout cela peut devenir matière, cette matière orale, comment ces accents nous habitent… Tout cela est présent dans le travail.
On a l’impression qu’avec vous, on est toujours assez loin du divertissement…
Je l’espère ! J’aime l’humour cela dit !
Vous arrive-t-il d’avoir envie d’être léger, de faire rire ?
Euh… léger, n’exagérons pas, peut-être pas ! (rires) On n’est pas dans des formes qui célèbrent le divertissement. Je recherche une autre expérience de théâtre, en choisissant Büchner, Claudel… J’ai effectivement monté des auteurs qui proposent une vision du monde assez tragique.
On a l’impression que ce Woyzeck porte une lourde charge sur ses épaules, comment avez-vous travaillé autour de cela dans le personnage ?
Büchner n’a pas cherché à faire de lui une figure politique au sens de révolutionnaire, ce n’est pas le propos. J’ai mis en exergue un texte d’Artaud qui dénonce le caractère très psychologique et volontariste du théâtre occidental et lui oppose la cérémonie et le théâtre comme rite initiatique par rapport à ce qu’il a pu voir et connaître en Asie et en Amérique du Sud. La question de faire du théâtre un rite m’a toujours intéressé.
Avec quelle sensation voudriez-vous que le spectateur reparte ?
Je fais du théâtre parce que la vérité m’intéresse. Même si l’on dit que le théâtre est avant tout un mensonge Finalement, ce que j’ai aimé avec ce Woyzeck chinois, ici ou à Taïpeï, c’est qu’il y a eu beaucoup de monde et les retours étaient plutôt chaleureux. Après avoir montré, mis en scène un monde particulièrement glauque et brutal, où les gens sont condamnés à errer en solitaire plutôt qu’à refonder un corps social ou politique, ce qui est resté, c’est la sensation d’une énergie vivante. C’est un théâtre qui célèbre le vivant.
Propos recueillis par Bénédicte Jouve
Le monologue des vagins
Franck Dimech continue de creuser le sillon d’une sensibilité personnelle et intime en nous emmenant au chevet d’un anti-héros, né sous la plume de Georg Büchner en 1837 à partir d’un fait divers de l’époque. La pièce demeurée inachevée prend vie sous les traits de dix (très) jeunes femmes émouvantes. Et ce(tte) Woyzeck(e), interprété(e) sur le fil du rasoir après seulement trois semaines de répétitions, dérange et décoiffe sérieusement.
On connaît l’affection de Franck Dimech pour ce qu’il nomme lui-même « la matière brute », cette façon de travailler à la fois sur la langue comme matériau propre à construire et déconstruire avec méthode et fougue. Ici, le texte connu sous sa forme fragmentée est prétexte à un voyage au bout de la nuit dont nul ne sort indemne, spectateurs et/ou acteurs. La pièce rend compte de manière impitoyable d’une machine à broyer, « d’un monde en déshérence ». Le personnage principal est incarné par une actrice issue du monde de la danse, Emma Gustafsson, formée au Ballet National de Stockholm. Dimech s’appuie sur cette particularité pour camper un personnage de chair et de poils, alternant exercices à la barre de manière mécanique et courses éperdues. Ces barres de danse sont l’élément du décor qui marque à la fois la rigueur et la discipline – Woyzeck est soldat – mais aussi la limite, utilisées comme des frontières clôturant l’espace scénique. La nudité est omniprésente : ces jeunes actrices, nues, « corps sexués » face au spectateur, incarnent ces humains torturés, malmenés, outils de plaisir (Marie est une prostituée) ou sujets d’observation (de torture en fait) pseudo-scientifique. La nudité de certains personnages pourrait renvoyer à notre état d’enfance, de nouveau-né : tout est à (re)commencer dans ce monde. Et tout y est difficile. On pressent que l’issue sera fatale. Lorsque les personnages se rencontrent, la confrontation est violente : l’œil voyage et s’égare dans une scène composée avec soin, comme un tableau et l’oreille est assourdie par le bruit d’un marteau qui tape sans répit sur les cordes d’un piano retourné où les corps viennent s’avachir. Bacchanales pathétiques, où les femmes objets et les soldats fantoches entrent en transe, s’agitent ensemble et pourtant demeurent séparés les uns des autres. Tout vacille, coule, s’effondre, dans le monde de Woyzeck. Les corps sont désarticulés, secoués de spasmes, la musique écorche l’oreille, le capitaine est aveuglé en permanence, on halète ou l’on hurle dans des micros. La sueur luit sur les corps, colle aux cheveux, les scènes s’enchaînent sans répit, le tonnerre gronde. Un piano chute et nous fait sursauter. La mise en scène est resserrée, sans fioritures. Le texte est porté au bout des lèvres, il filtre entre des dents serrées, imprégné d’accent, amplifié par les micros jusqu’à faire se rétracter le spectateur. Ce Woyzeck qui demeure comme absent, étranger à lui-même, est le jouet des autres, le miroir de leurs vices et de leurs passions. Son nom est répété à l’envi tout au long de la pièce. Il est murmuré, articulé avec délectation et précision comme celui d’une maladie nouvelle, par le médecin. Il claque sèchement, lorsqu’il est prononcé par celle qu’il aime, Marie. Il est chuchoté par une voix d’enfant. Il est aboyé, jeté comme un ordre par le capitaine des soldats. Ce nom semble désigner non plus une personne, mais un état. Les actrices agissent alors à la manière du taxidermiste qui ouvre les corps sans vie pour les éviscérer, les vider de leur substance avant d’en disposer librement et de les figer dans une pose qui simule la vie. Pari tenu : ce Woyzeck qui court vers la mort dérange, épuise, secoue. Les actrices lui ont, l’espace d’une représentation, prêté vie. Il peut retourner sommeiller, inachevé comme une partition que l’on a interprétée sous nos yeux. Il en restera l’écho d’une musique répétitive et le souvenir de ces jeunes femmes vulnérables et investies. On a haleté avec elles jusqu’à la fin. On sort à bout de souffle.
Texte : Bénédicte Jouve
Photo : Lumi Lausas
Woyzeck(e) était présenté du 18 au 22/04 à la Friche la Belle de Mai