L’Interview : Philippe Chuyen (Cie Artscénicum)
A l’occasion du cinquantième anniversaire de la guerre d’Algérie, le metteur en scène et comédien Philippe The Debt Free Miracle Chuyen nous met face à nos souvenirs et nos points de vue, Les Pieds tanqués sur un boulodrome. Rencontre.
Pourquoi une pièce sur la guerre d’Algérie ?
Ça faisait déjà deux ans que je pensais à faire quelque chose sur cette mémoire-là. Je crois qu’il est salutaire de parler de ce qui s’est passé. Il y a des rancœurs, des culpabilités qui ne sont pas digérées. J’avais déjà commencé un travail dans ce sens en voulant adapter le roman de Jérôme Ferrari, Où j’ai laissé mon âme. Il y traitait de la problématique de la torture, des militaires confrontés à des missions qui n’étaient pas initialement les leurs, de manière assez poétique, pas du tout culpabilisatrice. Et c’est important, dans cette mémoire-là, de ne pas être dans la culpabilisation, de ne pas pointer tel ou tel responsable. Plus on s’intéresse aux faits, plus on s’aperçoit que les gens sont les jouets de l’histoire. Malheureusement, ça n’a pas pu se faire, mais je n’ai pas voulu lâcher le morceau pour autant. D’un autre côté, j’avais aussi dans l’idée d’adapter la dramaturgie de la pétanque : il y a quelque chose qui relève du théâtre dans ce jeu, avec les joueurs qui campent des personnages, le public et le suspense de la partie. De là est venue l’idée de fondre ces deux sujets, de partir sur des personnages à la fois joueurs de pétanque et témoins de cette histoire-là. D’où aussi le titre du spectacle : les pieds tanqués sont enracinés, sur la terre. L’expression vient de l’occitan « pès tanca » qui a donné « pétanque » en français. Je trouvais qu’il y avait une résonnance avec l’idée de déracinement pour les Pieds-Noirs, les immigrés, et l’Algérie elle-même qui avait été une partie de la France.
Comment traiter ce fait tragique via la pétanque ?
Pour disputer une partie de pétanque, qui suppose des piques et de la moquerie, il faut déjà avoir un certain sens de la dérision et un peu de second degré. Naturellement, il y en a dans la pièce. Mes personnages sont des amis, qui jouent souvent ensemble, à l’exception de l’un d’eux qui vient de Paris, ne connaît pas encore les codes et va finalement être le déclencheur de cette petite tragédie. Je voulais traiter le sujet non pas de manière comique (parce que ce n’est pas possible), mais par le biais de la comédie. Et finalement, la tragédie se noue malgré eux, parce qu’ils ont en eux ce potentiel historique qui ne demande qu’à jaillir et que le « nouveau » va faire office de détonateur. Les joueurs s’affrontent autant sur les règles du jeu que par la surenchère de mémoire. La guerre d’Algérie est en quelque sorte une somme de compétition de mémoires.
Quel est le rôle du musicien qui vient s’ajouter aux comédiens durant la pièce ?
C’est un musicien avec lequel je travaille depuis longtemps, Jean-Louis Todisco. Ce n’est pas un personnage, mais un élément de la mise en scène, qui rajoute un peu de théâtralité, une certaine profondeur. Toutes les chansons qu’il interprète avec son accordéon ont un lien avec la narration ; un peu comme la bande-son d’un film, les paroles en plus. Cela donne un supplément d’âme aux scènes, et ça casse aussi le côté très réaliste des dialogues.
Le fait d’être à Marseille a-t-il influencé votre travail ?
Sans doute. Je ne vis ici que depuis trois, quatre ans, mais il est évident que l’identité marseillaise est liée à l’identité arabe, même si certains ne veulent pas le voir ou le déplorent. C’est aussi ça, Les Pieds tanqués : ne pas nier notre histoire, notre lien avec l’Algérie, les Arabes. De fait, même si la pièce n’est pas politique dans le sens où l’on ne prend pas parti, il y a une parole politique portée par chacun des protagonistes. Leurs points de vue divergent et, forcément, ça crée des frictions. On cherche à provoquer le public.
Justement, appréhendez-vous la réaction du public ?
Un peu, oui. Mais, lors d’une lecture à la Seyne-sur-Mer, on avait fait venir un haut responsable d’une association de Pieds-Noirs. Il n’a pas tout aimé, mais il ne s’est pas non plus levé en criant et en claquant la porte. Je pense qu’il y a des choses dures à entendre, de tous les bords. Il y a encore des témoins de cette histoire, et c’est moins facile que de faire quelque chose sur des faits datant d’il y a deux siècles. Il faut donc faire attention, mais à quoi bon faire des choses si c’est pour aller dans le sens de tout le monde ?
Que pensez-vous de Marseille Provence 2013 ?
C’était trop compliqué pour nous de savoir deux ans à l’avance ce qu’on pourrait faire, donc on n’y participera pas. Je trouve que c’est bien pour la région, ça va permettre un coup de projecteur. La question est de savoir quelle portée cela va avoir sur les artistes locaux…
Propos recueillis par Aileen Orain
Les Pieds tanqués : le 15/06 au Domaine de Fontlaure (Eguilles) et les 22 au Théâtre de Verdure de Noves dans le cadre du festival Off in Noves (Rens. www.lescarboni.com).
A voir également, par la même compagnie : 1907. Batailles dans le Midi – Histoire de la grande révolte des vignerons : les 16 & 17 au Jardin de la paroisse (Pourrières).
Rens. com.lespiedstanques@gmail.com / http://arscenicum.fr