Dans un contexte dominé par le tourisme culturel des « grands événements », on remet au centre l’engagement des artistes à créer des possibles qui déplacent notre perception sur le monde… (lire la suite)
Dans un contexte dominé par le tourisme culturel des « grands événements », on remet au centre l’engagement des artistes à créer des possibles qui déplacent notre perception sur le monde.
Joël Bartoloméo (galerie SMP)
Le film de famille serait-il du cinéma de genre ? Il réunit en tout cas des stratégies narratives récurrentes (l’anniversaire, les vacances, le mariage) et des figures repérables (l’enfant et le chat, grand classique insurmontable). Joël Bartoloméo agit en anthropologue amateur au sein de sa propre famille, observateur participant d’une tribu domestique.
Pourtant, si le genre est d’ordinaire associé aux moments de célébrations et à la reconnaissance d’une appartenance communautaire, l’artiste déplace ses codes jusqu’à y déceler des tensions qui rendent les liens affectifs indissociables des rapports de pouvoir. Des « anti-films de famille » selon ses propres mots. Filmés sur le vif, ces séquences courtes sont absorbées par sa « caméra-chien », terme inventé par sa propre famille. Souvenirs au présent qui enregistrent l’absence dramatique d’événements, histoires sans histoire à travers des choix spécifiques de tournage. Déposée au sol, sur une table de cuisine ou un capot de voiture, la caméra devient un acteur essentiel dans la mise en scène du quotidien.
Body and Soul (FRAC)
Dans la pièce Ersatz, c’était quand la dernière fois que tu as transpiré sur une piste de danse ?, le chorégraphe Alexandre Roccoli apparaît et disparaît dans un espace indéfini, avalé par le noir. Une danse nocturne, boîte de nuit pour une seule personne. Filmé par l’artiste allemand Clemens von Wedemeyer, ce corps est reconstruit à travers la dislocation temporelle des images, et la fatigue semble déclencher un perpétuel recommencement. L’exposition du FRAC déploie cependant une énergie en apesanteur, jouant des plans fixes comme un cadre pour des paysages mentaux. C’est le cas de la vidéo de Dominique Gonzalez-Foerster, où la traversée d’une rivière à Kioto devient un terrain fictionnel imprégné du dialogue entre deux adolescents. Ou alors celle de l’artiste estonienne Kai Kaljo, un autoportrait grinçant où l’exposition de soi n’est plus dissociable des rires préenregistrés des sitcoms. La première exposition du nouveau directeur Pascal Neveux laisse entrevoir une attention particulière à la découverte (la plupart des artistes, choisis dans une collection privée, n’ont pas encore été montrés par des institutions françaises), investissant des « zones de recherche » vitales au moment où le MAC semble se recentrer sur un axe plus patrimonial.
Christophe Büchel (Sextant et plus, sur le parking de la Friche)
A l’occasion de l’exposition polémique Dionysiac en 2005 au Centre Pompidou, Christoph Büchel a organisé un concert de rock dans un container avant de congeler le dispositif et suspendre dans le froid ce moment d’excès. C’est l’un des projets les plus sages de l’artiste suisse, habitué à voir ses expositions annulées dans les institutions (comme quand il ouvre une chasse « au trésor » du budget de son exposition, caché au Helmhaus de Zurich, ou en proposant de loger un immigré clandestin au Mamco à Genève). Ses interventions interrogent radicalement les conditions et les limites de la pratique de l’art (non sans une ironie corrosive). L’exposition à Marseille est d’ailleurs précédée d’un récit rocambolesque qui a menacé jusqu’à la dernière minute sa concrétisation. Sur le parking de la Friche, Büchel improvise une salle de cinéma en plein air, utilisant pour cela un camion qui rappelle ceux utilisés pour la propagande itinérante en Angleterre pendant la Deuxième Guerre Mondiale. La vidéo donne à voir des images récupérées sur Internet d’un site islamiste pro-Al Qaida, où est exposé le mode de fabrication d’une bombe dans ses moindres détails. La projection se fait à l’aide du moteur du camion, instaurant une atmosphère où le bruit et l’odeur se mélangent à la bande-son grandiloquente de la vidéo — le thème de Vangelis, Conquest of Paradise, qui donne le titre acerbe de l’exposition. Büchel réunit là les éléments contradictoires au centre de sa démarche, incitant volontiers à la polémique, comme un terrain vital de réflexion collective sur notre positionnement individuel. En parallèle, (S)extant et Plus expose les artistes de sa collection à la galerie de la Friche, parmi lesquelles la vidéo perfide d’Erik Samakh, la compilation de vodkas de Sylvie Réno ou le Bull Riding en repos sur une prairie de clous de Clara Perreaut.
an Kopp (galerie RLBQ)
Une station d’essence aux Etats-Unis semble filmée par une caméra de surveillance, avec en arrière-fond des conversations à propos du Moyen-Orient. Il n’est pas encore question de « terrorisme » — la vidéo a été réalisée par Jan Kopp avant le 11 septembre — même si le titre de l’œuvre, Amoco, du nom de la compagnie pétrolière, renvoie explicitement à la suite de l’histoire. A la galerie RLBQ, cette vidéo apparaît en dialogue avec Abdali, tournée pendant un séjour récent en Jordanie, où Kopp focalise son regard sur des micro-événements au milieu du vacarme du marché à la gare centrale des bus d’Amman. En isolant certains gestes et figures anonymes dans ces deux non-lieux dépersonnalisés, il en dégage des récits liés à des cultures spécifiques, road movie figé dans la surveillance ou micro-économie des marchés parallèles. Cherchant à déterritorialiser le format documentaire, l’artiste allemand, installé en France, compose des fictions à partir d’un réel en désordre, interrogeant leurs notions sous-jacentes de vrai et de faux. « Quand est-ce qu’il y a événement ? Comment le traduire, le reproduire, le trafiquer, le mettre en scène ? » C’était le point de départ d’un atelier menée par Kopp en Jordanie, dont les participants exposent ici leurs vidéos et créent un paysage collectif d’une ville traversée par l’urgence de leurs questionnements identitaires. En parallèle, Marceline Delbecq qui s’intéresse depuis longtemps au processus de formation des images dans le langage, propose une performance le 8 juillet au cipM autour de portraits inspirés de certaines rencontres fugaces (Glimpses). L’une d’elles, avec l’artiste américain Ed Ruscha, est à l’origine d’une nouvelle affiche exposée à la galerie.
Claude Lévêque (MAC)
Il y a quelques années, il avait installé une enseigne lumineuse avec le lettrage Scarface dans une salle désaffectée du cinéma Les Variétés, réagissant au contexte de la ville où le fameux personnage Tony Montana du film de De Palma a intégré la culture des jeunes des quartiers. Le retour de Claude Lévêque à Marseille se fait au Musée d’Art Contemporain et constitue un événement majeur dans l’actualité très chargée de l’artiste, quand son installation monumentale au MAC/VAL à Vitry-sur-Seine semble avoir concentré toutes les attentions. Ici, il a construit un parcours qui traverse cinq installations dans La Maison des Mensonges, « celle où nous ne cessons pas d’habiter, où se projettent angoisses, rêves et cauchemars derrière les façades, dans la violence des non-dits. » Le son (réalisé par le musicien Gérôme Nox) et la lumière sont les matériaux d’une architecture cinématographique proche du road movie. Un défilement de « fragments de route » qui nous fait traverser un faux couloir, en passant par des enjoliveurs de voiture baignés dans des lumières bleues, nous plongeant ensuite dans une menaçante salle rouge au son de timbales, pour arriver sur un paysage désolé constitué par des dizaines de cabanes. Une architecture pavillonnaire dominée par le sentiment de menace et le repli sur soi ? Connu pour son engagement politique inébranlable (à chaque exposition, il demande aux institutions de tamponner tous les supports de communication avec l’inscription Police Partout, Justice Nulle Part), proche de l’esprit des groupes punk qu’il a fréquenté (les Garçons Bouchers, les Berruriers Noirs, Taxi Girl), il emprunte pourtant des chemins qui agissent de façon plus insidieuse sur le spectateur. « Le monde de l’art est impitoyable, réduisant aussitôt l’artiste engagé à du folklore. » La violence émotionnelle de ses environnements impliquent très fortement le visiteur, non seulement à travers le regard, mais aussi en agissant sur la sensorialité globale du corps. « Je travaille sur le motif un peu à la manière des artistes du passé. Toutefois les motifs diffèrent, je m’inspire de ce que produit le monde d’aujourd’hui : machiavélisme, refoulement, psychopathie et standardisation. »
Dans les parages
L’Année Cézanne à Aix réserve peu de surprises du côté de l’art contemporain, nous servant une énième fois la sauce des peintres années 70 de Supports-Surfaces (Vincent Bioulès, Pierre Buraglio). Cependant, Xavier Douroux, l’excellent directeur du Consortium à Dijon, continue d’organiser l’exposition d’été de la Fondation Vasarely, cette fois avec l’architecte japonais Shigeru Ban (auteur du projet pour le futur Centre Pompidou à Metz) et la construction d’une de ses maisons en carton conçues pour les situations d’urgence. En parallèle, l’anniversaire de la Fondation est prétexte à une Birthday Party qui réunit des artistes dans l’héritage de l’abstraction géométrique (Jim Isermann, Julije Knifer, François Morellet et Michael Scott). La peinture n’a jamais été morte et se passerait volontiers de ceux qui cycliquement crient au secours pour la défendre (on pense à Olivier Cena, passé l’âge de la retraite dans Télérama). Philippe Mayaux est l’objet d’une excellente rétrospective à la Villa Tamaris de la Seyne-sur-Mer (au moment où il vient d’être nommé pour le Prix Duchamp), tandis qu’Adrian Schiess expose à la Donation Mario Prassinos de Saint-Remy de Provence. Un peu plus loin, deux propositions risquent de faire date : la non-rétrospective sidérante de Gilles Barbier au Carré d’Art de Nîmes, et Intouchable, l’idéale transparence, expo collective organisée par Eric Mangion, François Piron et Guillaume Désanges, qui revisite l’utopie architecturale de la transparence à la Villa Arson de Nice.
PEDRO MORAIS