Dans son théâtre, Anton Tchékhov se bat contre la maladie de l’existence et se sert de la « comédie » pour raconter l’absurde dégénérescence de l’espèce humaine. L’adaptation de ses Trois sœurs par la compagnie l’Egrégore a laissé notre pigiste pour le moins circonspect. Question de point de vue… (lire la suite)
Dans son théâtre, Anton Tchékhov se bat contre la maladie de l’existence et se sert de la « comédie » pour raconter l’absurde dégénérescence de l’espèce humaine. L’adaptation de ses Trois sœurs par la compagnie l’Egrégore a laissé notre pigiste pour le moins circonspect. Question de point de vue.
Les mythes pullulent dans le sinistre monde des mortels. Séduit par l’idée de croire à autre chose qu’en lui-même — sans doute en réaction à sa condition de simple passager —, l’homme a tellement cru à ces histoires qu’elles ont fini par devenir réalité(s). Et l’homme s’est converti. Jusqu’à en perdre toute notion de l’éphémère.
Selon Tchékhov pourtant, l’homme n’est qu’un hère qui s’égare, se trompe avec constance, sans l’espoir de cette répétition qui lui sauverait la mise. Un mendiant de sens qui bégaie dans le banal et prolifère dans le trivial, là où la réalité, monotone, n’admet pas de dérive d’ordre fantasmagorique, là où la réalité n’autorise pas de Dieu(x). Son choix de dépeindre une bourgeoisie provinciale suffisante tombe donc sous le sens. Car ce milieu, autoproclamé supérieur, ne se soustrait pas à l’ennui et à la médiocrité.
Autant dire que restituer sur les planches la résolution dramaturgique de Tchékhov — nier le tragique chimérique au profit d’un absurde quotidien parfaitement neutre et désinvolte — n’est pas une mince affaire. Particulièrement lorsque dans l’œuvre montée, l’action s’avère presque inexistante. C’est là que le bât blesse sévèrement dans cette nouvelle adaptation des Trois sœurs. Bien qu’Ivan Romeuf se soit fait un spécialiste du genre « classique » (Shakespeare, Sophocle, Hugo, Gogol…), sa représentation apparaît comme ampoulée et peu inspirée. Là où il faudrait inciter, il nous assaille de stéréotypes ; dans les silences où il faudrait nous perdre, il nous guide ; dans les actes de perdition, il nous rassure… Ses acteurs (Jacques Germain en tête), appliqués, récitent des gammes pathétiques sans jamais prendre le risque de s’approprier les mots qu’ils prononcent. Personne ne se bat pour que les arguments de Tchékhov aillent au-delà de l’orchestre. Personne n’a cette rage intérieure si indispensable quand il s’agit de dévoiler le fond de l’âme avec une telle clairvoyance. Les comédiens interprètent, mais n’incarnent pas les idées. Ils courent, entrent, sortent, gémissent, clament et déclament… En vain. On reste extérieurs à la pièce, rendue désuète par son maniérisme. Et avec un sujet paradoxalement aussi moderne, on ne peut que le regretter.
Lionel Vicari
Jusqu’au 21/10 au Théâtre Gyptis. Rens. 04 91 11 00 91