Ombres et lumières

Ombres et lumières

Avec Moussu T e Lei Jovents, tout est affaire de dualité. Singulier mais universel, bigarré mais homogène, contemporain mais gentiment rétro… Le paradoxe est-il une clé de voûte de cette petite entreprise (qui ne connaît pas la crise) ?

Avec Moussu T e Lei Jovents, tout est affaire de dualité. Singulier mais universel, bigarré mais homogène, contemporain mais gentiment rétro… Le paradoxe est-il une clé de voûte de cette petite entreprise (qui ne connaît pas la crise) ?

C’est dans la région du Nordeste brésilien, d’où est originaire l’un des guitaristes, Jamilson, que l’on voit naître la notion de cannibalisme culturel. Un concept dans lequel s’est immédiatement reconnu Tatou, alias Moussu T : « Cela consiste à absorber la culture de l’Autre en le côtoyant. Nous, les civilisations du rivage, on se nourrit des civilisations extérieures. » Car même si les deux albums réalisés par le groupe comportent une majorité de chansons en occitan, ces artistes originaires de La Ciotat sont loin d’être nombrilistes. Au contraire : le projet musical qui réunit l’un des membres fondateurs du Massilia Sound System, Tatou, et trois « jeunots » (Blu, Zerbino et Jamilson) est un groupe à vocation internationale. Maintes fois accusés, à tort, de promouvoir le repli régionaliste, Tatou et ses acolytes s’expliquent par une phrase aussi simple qu’efficace : « Plus tu es de quelque part, plus les gens se reconnaissent en toi ailleurs ». Ces artistes attachés à leur sol sont en fait d’authentiques citoyens du monde. Ce qui, pour eux, explique le succès de Mademoiselle Marseille, leur album introductif : «Tout comme Bob Marley n’a jamais parlé que de Kingston et de la Jamaïque dans ses textes, on a voulu parler de chez nous ». Et écouter Forever Polida, leur nouvel opus, c’est un peu comme recevoir une carte postale qui viendrait de nulle part et partout en même temps… Au cœur de leurs inspirations, la cité phocéenne, encore et toujours. Mais les membres du groupe aiment aussi les ports, le littoral, ses vagues qui se brisent, portant en elles des individus en exil, leurs histoires. C’est tout ce monde là qu’ils racontent dans leurs textes. Avec des sensibilités différentes du fait de leur différence d’âge et de culture, Moussu T et ses Jovents ont su donner à voir et à sentir plusieurs mondes en un : en filigrane, loin derrière une langue occitane bien présente, on peut entendre l’Amérique des années trente et le Brésil d’après-guerre. Car ce groupe, c’est avant tout une rencontre : deux générations, deux pays, deux cultures musicales aussi. Entre inspirations nordestines (Brésil) et provençales, l’album Forever Polida cultive la confusion des genres. A tel point qu’on ne sait plus trop où l’on crèche : une plage du Nordeste, un bayou de la Nouvelle-Orléans ou bien une calanque en bas de la Route des crêtes ? Bercés par des sonorités acoustiques où se mêlent la viole ciotadaine, le banjo et diverses percussions, on nage en plein métissage culturel. Et on se laisse conter une histoire. Histoire locale et pourtant universelle, dans ses pépins et ses joies. Celle des hommes qui travaillent à l’usine ou viennent de débarquer au port, celle des pêcheurs et de leurs femmes à la beauté simple. Leurs ballades, inspirées du répertoire musical de Vincent Scotto, invitent au voyage et à l’amour. Plus encore dans Forever Polida, où Tatou reconnaît le poids d’une tradition de l’amour chanté : « Les troubadours ont introduit la chanson et une nouvelle façon de parler d’amour… On est tous un peu les héritiers de ces types-là.» A ceux qui voyaient là un album plus mature et plus posé que le truculent Mademoiselle Marseille, détrompez-vous ! Les chansons ont presque toutes été écrites à la même période… Evoquant leur passage à la Fiesta des Suds, ce même soir où « encore malade » proposerait une soirée « spéciale angoisse » sous la passerelle de l’A55, Tatou avait accepté de nous livrer ses impressions sur le slam : « J’aime bien quand ce n’est pas pour dire que c’est comme le hip-hop en plus intelligent. Mais j’ai tendance à croire que c’est un truc inventé pour être plus accessible que le rap, pour montrer que ça peut être intello… Et puis pour moi, la musique parle plus aux gens : pas besoin de parler anglais pour comprendre un bluesman ni de comprendre l’occitan pour aimer nos chansons ». Affirmation paradoxale pour un groupe qui oeuvre pour la réhabilitation des langues régionales dans des manifestations… Selon Tatou, «en s’exprimant dans deux langues, on a une espèce de vision multiple. » Une richesse, donc, qui fait sans doute qu’un groupe comme celui-ci puisse plaire à Londres – projet si singulier dans sa démarche qu’il véhicule un message universel. Puisant à la fois dans le passé et le présent pour créer un style unique, Moussu T e lei Jovents prônent bien l’universalité des peuples par une joyeuse valorisation des traditions locales.


Texte : Jennifer Luby
Photo : Jules Dromigny

Dans les bacs : Forever Polida (Manivette Records/Harmonia Mundi)
http://moussut.ohaime.com