L'Interview : Angelin Preljocaj
L’Interview
Angelin Preljocaj
Avec Ce que j’appelle oubli, basé sur le roman éponyme de Laurent Mauvignier, le chorégraphe s’attaque à la violence ordinaire. Explications.
Pourquoi avoir choisi de travailler sur l’œuvre de Laurent Mauvignier, inspirée d’un fait divers survenu à Lyon en 2009 (le lynchage à mort d’un jeune marginal par quatre vigiles d’un supermarché) ?
J’ai réalisé que j’avais un rapport à la littérature assez régulier dans mon travail. Il y a trois ans, j’ai créé un solo à partir du Funambule de Jean Genet. J’ai lu ce texte sur scène et j’y ai pris goût. J’ai donc eu le désir de revenir à ce type de travail. Le texte de Mauvignier m’a bouleversé. J’ai rencontré l’auteur, avec qui j’ai noué une relation immédiatement complice. Il était ravi que ce soit un chorégraphe plutôt qu’un metteur en scène qui s’empare de ce texte. C’est une écriture très incarnée, extrêmement riche, qui pose des questions. D’autant que la violence s’exerce la plupart du temps sur le corps. Pour un chorégraphe, ce texte implique de passer par un dialogue et une fracture des corps. Dans ce cas précis, il s’agit d’une violence inouïe, qui mène jusqu’à la mort…
Pourquoi avoir fait appel à un acteur, Laurent Cazenave, plutôt que d’être vous-même le narrateur ?
La langue de Laurent Mauvignier est très charnelle, extrêmement puissante, à la fois violente et sensuelle. Je voulais lire le texte moi-même, j’en avais même appris la moitié, mais quand j’ai vu mon planning, notamment pour MP 2013, je me suis rendu compte que ce n’était pas possible. Aujourd’hui, je ne regrette qu’à moitié. Surtout que la qualité du travail de Laurent Cazenave est impressionnante.
Six danseurs sont sur scène avec le narrateur. Comment s’opère l’échange entre le texte et la chorégraphie ?
C’est difficile d’en parler parce qu’il y a comme une alchimie mystérieuse. La chorégraphie devient une sorte d’intertexte. Elle est en creux, entre les mots, sans être tout à fait illustrative. La chorégraphie dit des choses que le texte ne fait que sous-entendre.
Pensez-vous que l’arrivée du Pavillon Noir en 2006 a changé quelque chose au paysage chorégraphique de la région ?
La danse n’a pas la place qu’elle mérite dans la société. Mais j’ai le sentiment que les choses bougent, que le corps devient une question très importante au niveau social et culturel. Nous essayons évidemment de partager cet outil qu’est le Pavillon Noir, en invitant des compagnies. Il faut donner à voir des choses à l’avant-garde tout comme des choses plus traditionnelles. Montrer toutes les facettes de la danse nécessite d’avoir un éventail large.
Le fait de monter cette pièce n’est-il pas aussi une manière d’aborder des sujets qui concernent le public et le touchent au quotidien ?
Oui, le fait que quatre vigiles dérapent au point d’assassiner un marginal touche les gens. D’abord parce que c’est un fait réel. Les vigiles sont partout dans notre vie. Il s’agit de s’interroger sur la place qu’ils y occupent. La question du centre et de la marge est posée. Un marginal ne peut pas être intégré. Il y a chaque jour des micro-explosions sociales qui sont les signes d’une déliquescence de nos rapports.
Comment le public a-t-il accueilli l’avant-première du spectacle à la Biennale de Lyon ?
C’était formidable ! Je m’attendais au départ à vider la salle. C’est un spectacle qui demande une certaine humilité et je ne voulais pas que la danse prenne le dessus sur le texte, ni l’inverse. Je voulais voir quelque chose passer entre les deux. Je craignais donc que les amateurs de danse soient troublés, voire gênés. Finalement, le public a été très touché et la critique très positive.
Quels sont vos projets pour la Capitale européenne de la culture ?
Il s’agissait de traiter du pourtour méditerranéen, de la façon dont Marseille s’inscrit comme point clé de cette culture. Un jour, lors d’une discussion avec Macha Makeïeff, on a évoqué l’idée de monter les Mille et une Nuits, dont le thème, évocateur, est propice au fantasme. Avec ce spectacle, je voulais entrer dans une vision assez impressionniste, liée aux émotions et aux sensations. Il sera créé fin avril au Grand Théâtre de Provence, puis présenté à la Criée en juillet.
Propos recueillis par Morgane Masson
Ce que j’appelle oubli par le Ballet Preljocaj : du 15 au 22/01/2013 au Pavillon Noir (530 avenue Mozart, Aix-en-Provence).
Rens. 04 42 93 48 00 / www.preljocaj.org