Vous vous souvenez sans doute de Martine, cette égérie des années 70/80 qui vous accompagnait au lit. Exit le temps de l’insouciance, Martine doit bosser maintenant.
Martine vend des strings
Vous vous souvenez sans doute de Martine, cette égérie des années 70/80 qui vous accompagnait au lit. Exit le temps de l’insouciance, Martine doit bosser maintenant.
8h30. Martine s’avance tranquillement sur fond de ciel d’été vers une masse de béton sur un pan d’histoire : le Centre Bourse. Elle se presse. 9h30. Le rideau de fer est levé, la musique lancée. Les chiffres de la veille — de la météo de la veille au pourcentage de progression du taux de démarque interne par rapport à l’année N-1 — ont été faxés au siège. La livraison arrive, ainsi que la première cliente du matin, la plus exigeante, celle qui sous-entend qu’elle est là contre son gré. Pendant qu’elle essaie un soutien-gorge emboîtant de couleur ivoire, elle attend de Martine qu’elle acquiesce à ses assertions sur la dépravation de cette jeunesse qui porte des ficelles — avec sous les yeux l’épatante chute de reins de la jeune femme cinglée de fines lanières. Sept culottes et un soutien-gorge à re-cintrer plus tard, le C.A. (Chiffre d’Affaire) n’a toujours pas décollé… Laissant à sa collègue le soin d’accueillir les clients suivants, Martine a deux heures pour gérer la manutention de la livraison : scanner 150 articles, constater les écarts de stock, re-scanner, antivoler et cintrer en suivant des standards stakhanovistes sur la longueur apparente de la bretelle puis les intégrer dans les rayons en suivant scrupuleusement le Merch’ : la bible de la boutique. Martine et sa collègue tirent maintenant à pile ou face qui affrontera l’épreuve des monstres du Centre Bourse : dans les poubelles, d’énormes cafards volants mutants, fruits d’une nouvelle espèce née du climat particulier des coursives — obscurité, humidité (malgré l’amiante apparente) et clim’. 12h30 : Martine est en pause. Pas de tickets resto pour les vendeuses de strings, mais un micro-ondes à disposition dans la réserve de trois mètres carrés encombrée de PLV. Agressée par le stabilo rouge des directives inscrites au tableau, Martine mord mollement dans son sandwich pendant que résonne un « Allez les filles ! début de l’opération – 15 % sur le deuxième string. On est motivées ! On relève le challenge !!! » Heureusement, on est lundi, ce qui signifie RTT pour la responsable et relative tranquillité pour les autres. Au même moment, ses collègues vivent le pire de la journée. Celui où le soleil est à son zénith et où les dames âgées n’ont d’autre envie que de se climatiser en se faisant accrocher des soutien-gorge sur leur dos dégoulinants. 14h. La pression monte pour Martine : il faut prévenir cette cliente qui emmène un nombre impressionnant de dessous en cabine. Hermétique, elle continue de parler au téléphone avec son amant. Martine jette fébrilement un œil vers le sol de la cabine : trop tard ! Elle aperçoit le string gésir au sol. Elle a failli à sa tâche : avertir, avec un zeste de diplomatie, qu’il est conseillé de garder son propre cache-foufoune. Quelques minutes plus tard, la cliente raccroche son téléphone pour tendre la Visa Gold de son mari et souffler « Vingt ans de mariage, ça se fête ! » 14h30. Timidement, le client préféré de nos petites vendeuses entre. Le prétendant a entre 18 et 25 ans, de grosses difficultés à exprimer ce qu’il vient chercher et jette des regards à la dérobée sur les frous-frous. Devant tant de candeur, Martine et ses amies ne peuvent s’empêcher de le taquiner un peu. Ses babillages déclenchent une avalanche de questions indiscrètes sur un ton faussement désintéressé: « Elle est plutôt string, tanga, shorty ou brésilien ? », « Quelle est sa taille de soutien-gorge ? Plutôt comme moi? Comme Martine alors ? Martine, viens montrer ta poitrine au jeune homme ! » Ça glousse, ça jacasse pour le seul plaisir d’entendre une petite voix oser un : « Euh…Non, je sais pas… C’est peut-être un peu trop… Comment dire… » devant les modèles rebaptisées « Grosse pute » « Grave soumise » entre vendeuses. 15h30 : la récré est finie et on s’ennuie ferme. Martine et ses copines regardent d’un œil morne la fausse caméra de surveillance reliée au vide. C’est l’heure du grand jeu de la boutique vide : sur une bande musicale pas trop moisie, le show commence — chorégraphies style natation synchronisée ou défilé de sous-vêtements « Sexy Grand-mère » portés au-dessus des fringues. Juste au moment où Martine balance le string noir et léopard sur la caméra entre un client suspect. Drôle de tête et voix nasillarde, il mâche ses syllabes : « Vous auriez… strings…verts ? » Martine s’empresse de lui montrer les ficelles pastel, forêt, émeraude… « Monsieur, en string vert c’est tout ce que nous avons… » Il éructe finalement : « Ouverts ! Ouverts ! Est-ce que vous avez des strings ouverts ?! » Alors qu’il tourne les talons, les filles, bienveillantes, lui conseillent : « Allez voir aux Galeries Lafayette, rayon fouets et menottes ! Pervers ! » 16h30 : l’arrivée en masse des travailleuses. Martine voit défiler des fesses de toutes sortes qui défient les lois de la nature, voire de la pesanteur, voire de Pythagore. Pourtant, sur les affiches de la boutique, c’est toujours le même format — XS —, qui s’adresse aux différents types de clientes : la grosse qui se trouve trop grosse, la « normale » qui se trouve trop grosse et la maigre qui se trouve trop grosse. 17h : Martine s’enfonce dans le cauchemar avec la sortie des écoles. Face à un morveux qui s’amuse à déclencher la sonnerie en entrant et sortant mille fois, Martine s’imagine l’attraper et le plaquer au mur : « T’as déjà entendu parler du TT ? Le Taux de Transformation ! Il ne faut pas qu’il descende au-dessous de 12 %, sinon on se fait jeter. Or le taux de transformation, c’est le nombre de sonneries avec laquelle tu t’amuses divisé par le nombre de ventes à l’heure, tu piges ça ? Alors petit con, si ton seul but dans la vie, c’est de péter mon TT, tu vas voir comment je peux jouer avec ta petite tête de fouine… » Tout en faisant au revoir de la main au petit amour qui suit sa maman, Martine soupire: « Les filles, sortez le tournevis ! Il va encore falloir truquer le compteur… » » 20h. Comme d’habitude, le grand gagnant de la journée est le C.A. Mais Martine s’en fout. Il est l’heure pour elle de rejoindre Malmousque où l’attendent amis, amoureux, pizzas et mer pleine de plancton phosphorescent. Le C.A., franchement, on verra demain.
Texte : Nina Druschko (avec EG)
Photo : Emmanuel Germond