Mirador Auschwitz de Nicolas Daubanes

A l’heure du dessin, 3e temps au Château de Servières

Point à la ligne

 

Le Château de Servières poursuit son exploration du dessin contemporain avec sa troisième exposition A l’heure du dessin, dans laquelle six artistes dialoguent autour des nouvelles formes d’un médium qui a décidément le vent en poupe.

 

« Longtemps cantonné à l’émergence d’un motif sur une simple feuille de papier, le dessin a conquis au fil du temps de nouveaux espaces et de nouvelles formes en se confrontant à des médiums, des techniques et des protocoles nouveaux. »

Philippe Piguet

Pour ce troisième opus, Martine Robin, commissaire de l’exposition, a invité Laurence Lagier, Nicolas Pilard et Pascal Navarro à choisir chacun un autre artiste avec lequel pourrait s’opérer un dialogue formel autour de leur pratique. Trois duos se sont ainsi formés autour de trois approches très différentes mais entre lesquelles le visiteur pourra tisser des liens : le rapport à l’espace, à l’architecture et à la construction, lisible à la fois dans les sujets de Nicolas Daubanes, Pascal Navarro et Nicolas Pilard, ou l’investissement de l’espace, œuvre in situ, comme le propose l’installation réalisée par Laurence Lagier et Katharina Schmidt. Plusieurs propositions révèlent aussi une certaine fragilité, due aux contingences dont relève aujourd’hui le dessin contemporain (nouveaux types de matériaux, nouveaux supports, caractère entropique du dessin…), quitte à ce que ces conditions le mènent droit à sa perte, c’est-à-dire à l’impossibilité de perdurer dans le temps.

Tel est le cas du wall drawing de Nicolas Daubanes, qui disparaîtra avec l’exposition. Le procédé utilisé par l’artiste — un dessin réalisé à la poudre de limaille de fer aimantée — procure à ses œuvres une conservation précaire, qu’un frottement de la main pourrait effacer. L’installation Nichts Zu Sagen poursuit son inventaire des prisons de France, dont il représente les façades en utilisant de la limaille d’acier comme celle que produiraient les barreaux d’une cellule limés par le prisonnier. Vouée elle aussi à une disparition imminente, la prison Saint-Joseph à Lyon représentée ici est un élément d’histoire dont l’installation de Nicolas Daubanes révèle l’importance à demi-mots. Ceux de Klaus Barbie lors de son procès en 1987 pour crime contre l’humanité, que la condamnation à perpétuité fera taire définitivement. L’artiste met donc en scène une certaine ironie du sort, celle d’un lieu où les victimes et leur bourreau furent emprisonnés chacun en leur temps, révélant le paradoxe d’une mise au silence des criminels auxquels on ôte la possibilité de raconter leur histoire en vertu de la paix sociale…
Cette œuvre éphémère résonne avec les dessins néguentropiques de Pascal Navarro. D’abord trois petits formats, monochromes bleus constitués de milliers de petits points non exposés à la lumière et cachant l’image qui se révèlera un jour selon le temps et les conditions d’exposition. S’interrogeant sur le caractère entropique du dessin que les conservateurs de musées s’échinent à protéger des UV, l’artiste tire parti de cette éphémère et poétique appartenance au monde l’art en soumettant ses œuvres à leur propre altération. Les dessins de Pascal Navarro relèvent d’un protocole qui joue sur la qualité de l’encre, celle d’un feutre bon marché qui ne résistera pas au temps et celle, assurée d’une durée de vie de 150 ans, d’un tirage numérique de très haute qualité. L’installation Mon Amour (Palmyre) soumet son grand dessin à la lumière d’une rampe de lampes UV qui phagocytent l’encre des petits points dans lequel l’artiste a dissimulé son image originelle. Celle des temples de Palmyre, qui disparaissent eux aussi jour après jour et dont l’exposition médiatique instrumentalisée par Daech trouve ici un écho dans la surexposition de l’image sous les feux des projecteurs. La démarche obsessionnelle et laborieuse de Pascal Navarro se présente ainsi comme l’absurde tentative de garder en mémoire ce qui va disparaître. Chaque point serait comme l’un des grains d’un sablier du temps qui passe et qui ne joue ni en la faveur du site syrien, ni en la faveur du dessin, mais demeure pourtant la condition pour que le celui-ci apparaisse.
Etymologiquement, le mot « dessein » implique l’idée de projet et tout dessin procède de la mise en forme d’une idée quels qu’en soient les supports et les outils. Nicolas Pilard abandonne la feuille, le crayon et la bidimensionnalité pour proposer un ensemble de constructions réalisées avec du fil de fer, de la tôle et du grillage, autant d’éléments en volume au potentiel graphique évident qu’il relie, assemble et dessine en un réseau linéaire. Ses dessins diagrammatiques tentent ainsi de donner forme à une pensée en train de se construire, jetant les premières bases d’une idée et d’une forme en devenir tout en revenant au premier geste.
« Très souvent les marques involontaires sont beaucoup plus suggestives que les autres. (…) Les marques sont faites et on considère la chose comme on ferait une sorte de diagramme. Et l’on voit à l’intérieur de ce diagramme, les possibilités de faits de toutes sortes s’implanter. » (Francis Bacon)
Parmi les diagrammes hétérogènes, on trouvera deux citations explicites à Gilles Deleuze et à sa pensée diagrammatique avec la représentation de la maison baroque et du Pendule de Foucault. Nicolas Pilard ramène l’acte du dessin à l’essentiel, c’est-à-dire à la ligne et à la schématisation d’une forme, mettant en évidence tout ce que la forme produite peut sous-entendre d’intentions non visibles comme l’espace, le temps, les quantités, les idées. Autant de concepts que le diagramme synthétise et commence à dessiner sans pour autant produire une image.
L’ambivalence entre le volume et le plat, Rémy Jacquier y est également sensible dans son travail, qui oscille entre sculpture, dessin et performance. L’artiste aborde la forme dessinée dans son volume, s’imposant un geste radical qui se refuse à l’image et à l’apparition de toute évocation figurative. Il considère le dessin comme un lieu et une expérience à vivre dans un espace et dans un mouvement, et pour lequel un rythme s’impose. Ses dessins entretiennent des liens directs avec la danse, le mouvement, la musique. A l’instar du mur d’étude présenté ici, qui décompose les nombreuses étapes d’une forme prenant sa source dans le schéma des déplacements de danseurs, qui tracent au sol l’invisible dessin de leurs déplacements… De ces schémas naissent des sculptures dont Rémy Jacquier propose ici des maquettes, qui deviendront de véritables instruments de musique (que l’artiste utilise lors de ses performances ) ou des outils à dessiner.
Il est également question d’espace dans la proposition de Laurence Lagier et de Katharina Schmidt, qui ont choisi d’aborder le white cube comme support de leur travail. Laurence Lagier joue avec la particularité des cimaises d’une galerie d’art que l’on démonte après chaque exposition. Son wall drawing s’est transformé au cours de ses recherches sur place en une proposition qui récupère les cloisons en plaque de plâtre du salon Paréidolie, dont elle garde les couleurs et les entailles. Œuvres réalisées in situ, Les Cloisons gardent le souvenir d’un événement propre au lieu de monstration et précédant le temps de découverte du spectateur. Laurence Lagier y déploie son dessin orthogonal fait de scotch, de collage, d’empreintes et de peinture en spray, dont les compositions saccadées et rythmées rappellent celles de Mondrian, mais aussi le motif des tissus écossais, tout comme le jeu des lignes qui dessine l’espace d’exposition. Ses Cloisons et ses Ronds trouvent place au sein même de la proposition de Katharina Schmidt, qui applique sur le mur le geste systématique d’une peinture métallisée passée au petit rouleau dans lequel une forme a été réalisée au pochoir. L’artiste travaille sur le signe. Sur ses plans découpés, l’espace physique est nié, devenant une surface de recherche du motif et du geste adéquat, et permettant le passage de l’échelle de la main à celui du corps.
N’en déplaise à Clément Greenberg, qui le pensait « condamné à rester spécifiquement ce qu’il a toujours été historiquement » (1), le dessin contemporain est sorti de ses gonds, empiétant désormais sur toutes les autres formes d’expression, que ce soit la sculpture, la peinture, la musique ou la danse. Cette exposition en fournit la plus belle des preuves.

Céline Ghisleri

 

A l’heure du dessin, 3e temps : jusqu’au 5/12 au Château de Servières (11-19 boulevard Boisson, 4e).
Rens. : 04 91 85 13 78 / www.chateaudeservieres.org

 

Notes
  1. « Le dessin ne peut en aucune manière déborder sur un devenir spatial, sur un devenir sculptural et pictural, parce qu’il se doit d’explorer les données historiques de tout graphique — un support bidimensionnel sur lequel est déposée au moins une trace. Ainsi ne peut-il et surtout ne doit-il jamais sortir de ses gonds : il est condamné à rester spécifiquement ce qu’il a toujours été historiquement. » Clément Greenberg[]