Identité Remarquable | Abed Abidat
Rencontrer Abed Abidat, c’est se demander qui mettre en avant : le photographe ou l’éditeur. Ce sont deux vies parallèles aux multiples croisements. Et dans l’une comme l’autre, à la fois une histoire de hasards et de rencontres, une envie de transmettre et un regard grand ouvert sur le monde.
Les éditions Images Plurielles sont créées en 2000. Parce qu’ils veulent simplement pouvoir montrer leurs images, Abed Abidat et quelques amis photographes ont l’idée de fabriquer des coffrets contenant des cartes-photos, « un format carte postale mais de beaux tirages réalisés sur d’antiques machines à l’imprimerie Schaffer », accompagnés d’un texte d’auteur. Les premiers portent exclusivement sur Marseille et c’est Philippe Carrese qui, pour les soutenir, en écrit des textes originaux. Cinq coffrets sont publiés en même temps autour d’une grande expo. C’est un succès. Dès lors, les thèmes se multiplient et, de rencontre en rencontre, un projet en enclenche un autre.
Parmi les fidèles, Mathieu Do Duc. Son livre, Photo la graphie moi, le premier publié par Images Plurielles, sera préfacé par Didier Daeninckx. Do Duc publiera plus tard Lire à tout prix (malheureusement épuisé), puis Polas Bénin, où l’utilisation d’un polaroid avec restitution d’un négatif altéré (négatif que le photographe peut conserver et retravailler) permet d’offrir l’original à son modèle ; démarche qu’on retrouvera plus tard, comme en écho, dans le livre d’Abed Abidat Algeroid.
D’autres auteurs (on ne peut pas les citer tous) nous ont marqués : des photoreporters comme Véronique de Viguerie ou Michaël Zumstein, des photographes aux récits à la fois intimistes et universels comme Angélique Boudet ou Claire Davadie, des photographes de tous horizons comme la Géorgienne Natela Grigalashvili, le Palestinien Mahmoud Alkurd ou le Marseillais Arnaud du Boistesselin. Comment ne pas évoquer aussi le travail remarquable de Grégoire Eloy avec Les Oubliés du Pipeline ou Ressac ? Ou les images fascinantes de Oriane Zérah dans son livre sur Kaboul, Des Roses sous les épines ? Ou encore le petit dernier, Déperdition, un livre tout en délicatesse de Céline Ravier ? À ce jour, Images Plurielles compte une centaine de publications.
Une réussite donc, même si l’édition représente toujours un équilibre précaire. Pour la nouvelle collection Librement, Abed explique qu’un plan de financement pour dix livres avait permis d’obtenir une aide substantielle de la Région. « Tout allait bien ; sauf qu’avec l’augmentation des prix du papier, de l’impression, du transport, on se retrouve avec dix mille euros de dépassement et aucune aide supplémentaire possible. »
Par chance, deux publications récentes ont bénéficié d’une large diffusion et apporté à Images Plurielles une belle visibilité. La première est un ouvrage passionnant, Son œil dans ma main, dans lequel les photos de Raymond Depardon côtoient les textes de Kamel Daoud, accompagnant une expo à l’IMA (Institut du Monde Arabe). Au départ, c’est Claudine Nougaret, la collaboratrice et compagne de Depardon, qui avait envie de faire un travail avec Daoud. Actes Sud et Le Seuil étaient intéressés mais Barzakh, l’éditeur algérois de Daoud, voulait s’associer avec une petite maison d’édition. Et Depardon a suivi. Mais des petites maisons d’édition, il y en a beaucoup ! Pourquoi Images Plurielles ? Encore une histoire de rencontres. Car avec les Éditeurs du Sud (un regroupement d’éditeurs indépendants de la Région PACA dont il fait partie), Abed se rend chaque année au Salon International du Livre d’Alger, « un salon extraordinaire car les gens viennent de tout le pays pour acheter des livres, notamment ceux qu’on ne trouve pas en Algérie. » De sa rencontre avec la maison d’édition algérienne naîtront notamment des coffrets en commun sur Alger, ainsi qu’Algeroid. Le deuxième ouvrage qui a boosté Images Plurielles, c’est Baya, femmes en leur jardin, à nouveau en coédition avec Barzakh, qui a aussi fait l’objet d’une magnifique expo à l’IMA, avant d’être présentée dans une version plus riche encore à la Vieille Charité à Marseille.
Ces deux projets ont permis d’agrandir la structure et d’embaucher de nouvelles personnes. En plus d’Abed, l’équipe compte deux postes à temps partiel, une assistante d’édition et une chargée de com’ « qui s’occupe du site, de la presse et des réseaux sociaux parce que ça, c’est chronophage » ; et puis quelqu’un qui intervient ponctuellement pour aider au secrétariat, dans les salons ou autres déplacements. Soit quatre salariés. « De toute façon, Images Plurielles est une association, tout l’argent qui arrive est réinvesti. » Installé à deux pas de la Plaine et, occupant depuis peu l’intégralité du local, l’Atelier Images Plurielles offre à présent une belle visibilité à cette maison d’édition marseillaise. Avec un coin expo bientôt ?
Images Plurielles participe également à un regroupement d’éditeurs, photo cette fois et à l’échelon national, France PhotoBook : « Ça permet de se rencontrer, de se fédérer, de s’entraider… » Ensemble, ils réfléchissent notamment à ce qu’ils appellent la sur-diffusion, c’est-à-dire avoir un lien direct avec des libraires, ce qu’ils font déjà pour organiser des signatures, mais cette fois dans le but de présenter eux-mêmes des livres. Non pas pour court-circuiter leur diffuseur professionnel (Belles Lettres continuerait à gérer l’ensemble des commandes pour Images Plurielles), mais afin de toucher plus de librairies.
En amont, il y a bien sûr les échanges et le travail avec les photographes, les écrivains, les graphistes, l’imprimeur… Comment ne pas se laisser happer par le métier d’éditeur et poursuivre en parallèle ses propres travaux de photographe ?
Il y a bien sûr le plaisir de la photo au quotidien, comme ces superbes portraits d’enfants qui jouent, vivent ou travaillent ici ou ailleurs et que le photographe partage dans son livre Une rue, les enfants. Et puis il faut parfois s’accorder une pause lorsqu’un projet requiert du temps, à l’instar du gros livre Héritages / Déshéritage – Paysages industriels de Marseille.
Temps et engagement dans la durée aussi lorsqu’il s’agit de s’impliquer dans des projets collectifs. Dans une première vie, Abed Abidat a été éducateur ; il gardera toujours cette fibre sociale chevillée au corps.
En 2020, en réponse à un appel de l’AFD (Agence Française de Développement), intitulé Accès Culture et visant à « favoriser le lien social et les collaborations entre acteurs culturels africains et français », trois structures s’associent pour proposer un échange : Barzakh (le versant littérature), les Écrans du Large (le versant cinéma) et Images Plurielles (le versant photo) ; l’idée étant de monter des ateliers dans plusieurs quartiers d’Alger, notamment avec des femmes ou des enfants. Abed organise des ateliers photos et des formations à la pratique de laboratoire dans la Casbah d’Alger et à Bab El Oued. Ce dispositif n’étant prévu que pour trois ans, lui et ses acolytes réfléchissent à la suite. « La photo là-bas n’est pas considérée comme un métier, le photographe a une image de saltimbanque. Pourtant, travailler avec des enfants ou des jeunes dans une structure devrait être reconnu. » C’est pourquoi Abed aimerait non seulement continuer à former des photographes, mais aussi à former des personnes qui soient ensuite capables de monter elles-mêmes des projets et déposer des dossiers pour obtenir des subventions.
La Casbah, ça fait des années qu’il y retourne et fait des images. D’ailleurs, en ce moment, il peaufine un livre, J’irai voir la Casbah (titre provisoire), qui va paraître bientôt aux Éditions de Juillet. Et être publié par d’autres est forcément une nouvelle et belle étape pour le photographe qu’il est.
À Marseille, c’est avec des enfants de la cité Montgrand (en collaboration avec Mathieu Do Duc) et des lycéens de la Cabucelle qu’il engage un travail collectif sans jamais se mettre en avant. Et la magie opéra… et Comme un vol de moineaux rassemblent les premiers pas de ces jeunes en photographie. Quel cadeau ! Venant lui-même d’un milieu modeste, Abed n’a de cesse de mettre ses compétences de photographe au service d’un véritable engagement social.
C’est aussi le sens du beau projet Comme une résurgence, mené il y a quelques années en collaboration avec l’anthropologue Nathalie Cazals. « Je voulais raconter l’histoire de la cité des Aygalades de sa création à aujourd’hui, à travers les photos de famille. » Abed rencontre une à une toutes les associations pour leur expliquer le projet et monter des partenariats. Les habitants jouent le jeu et viennent nombreux, apportant leurs photos de famille ou leurs photos de classe qu’Abed prend soin de scanner avec un petit appareil portatif, pendant que Nathalie Cazals mène des entretiens. Riche de ces images mêlées et de quelques récits, un site internet est créé et c’est la mémoire d’un quartier mais aussi de chaque famille qui est valorisée, bien loin des clichés simplistes que véhiculent certains médias sur les quartiers nord. Une grande expo avec projection et vernissage crée de nouveaux liens, les habitants récents se mêlant aux anciens. Un joli retour à cette cité marseillaise où Abed vécut une grande partie de sa jeunesse avec ses parents.
Si lui est né en France, tous deux sont natifs d’Algérie. Et l’un des livres auquel Abed tient le plus est Chibanis, Chibanias – Portraits d’une génération sans histoire ?, son premier livre en tant que photographe et le deuxième d’Images Plurielles, un ouvrage émouvant, épuisé lui aussi, qu’il rééditera peut-être sous une autre forme. Y ont témoigné des immigrants d’Algérie, mais aussi du Maroc ou de Tunisie, vivant à Marseille, Martigues ou Port-de-Bouc. Mais pas ses parents, parce que les souvenirs sont trop douloureux. Seul l’un de ses oncles a accepté de témoigner. « Mes parents disent : lorsqu’on est venus ici, on a vécu dans des conditions lamentables (avant les Aygalades, ils ont connu les bidonvilles), on veut pas que vous sachiez parce qu’on veut oublier. » Sauf qu’on hérite du silence, ajoute Abed, et hériter du silence, c’est parfois pire.
Et c’est en recueillant l’un de ces témoignages qu’Abed découvre la teneur des événements du 8 mai 1945, dont il ignorait tout. « Je ne savais rien sur les massacres de Sétif, Guelma et Kherrata ; je suis allé plusieurs fois là-bas, j’ai retrouvé des survivants, j’ai fait un gros travail d’enquêtes et d’entretiens. » Et un livre, 8 mai 1945, Tragédie dans le Constantinois, qui révèle des visages éprouvés mais dignes et relate, avec les textes de l’historien Jean-Louis Planche, une histoire terrible que peu d’entre nous connaissent.
« Et même après, mes parents ne m’ont jamais raconté cette histoire, et de toute façon, ils ne m’ont jamais parlé de leur vie. » Abed Abidat, photographe et éditeur engagé, a fait lui le choix de la transmission et, sur son livre Chibanis, Chibanias, résonne cette dédicace : « À mes parents, à cause d’eux ou grâce à eux… »
Aline Memmi