Le Frac dédie chaque année depuis 2015 une exposition à la Saison du dessin sur le plateau expérimental dans le cadre de Paréidolie, salon international du dessin contemporain à Marseille. L’exposition Juste un peu distraite révèle au public un corpus de dessins inédits de Michèle Sylvander réalisés sous forme d’un rituel matinal. Tirés de petits carnets et réalisés au crayon noir, parfois légèrement réhaussés de couleurs, ils dévoilent des thèmes récurrents qui traversent et fondent la démarche de l’artiste.
Les questions de filiation, de généalogie, de gémellité, de genre, de sexualité, de rapport entre l’homme et l’animal, l’expression de pulsions plus ou moins contenues sont également présents dans son travail photographique et son travail de vidéo. On ne ressort pas indemne de cette confrontation avec ces dessins, entre rêves, traumas et fantasmes avoués ou inachevés.
« Dessiner, fuir l’intranquilité. Prendre des notes hâtives avec son café du matin de peur qu’elles ne tombent dans l’oubli. Un entre-deux qui semble sans importance. Une sorte de retour à soi. En évoquant ses listes, Georges Perec parle de ce degré zéro de la contrainte. Aucune attente. Juste des « cri-bouillages » sur une petite feuille de papier sans qualité. Les mettre en relation, interroger leur sens. Ils apparaissent alors comme l’égmigme d’un jeu où personne n’est le maître. » Michèle Sylvander
« Nous lirons le tarot, nous nous mettrons “cul par-dessus tête” et, suivant l'exemple de la Blue Girl (1998) de Kiki Smith, nous serons proches de la nature, nous mettrons la mer à la place du ciel et des étoiles de mer brilleront tout autour et au-dessus de nos têtes. » — Caroline Dejoie à propos de l’œuvre de Kiki SmithSi l’on se représente facilement l’ascèse de l’écrivain qui chaque matin se plante devant son ordinateur pour écrire les pages d’un nouveau livre, on imagine moins l’artiste plasticien à l’aube, devant son café, griffonner les formes d’un songe persistant… Loin de l’atelier, c’est pourtant ce protocole qui permet d’emprunter le chemin de l’anamnèse, cet antre où sont stockées toutes les images qui un jour disparaitront ou referont surface à la lisière de la conscience. Ayant déterminé cette méthode de « mise » au travail, Michèle Sylvander s’est adonnée à l’exercice, chaque matin, durant presqu’une année. À l’heure où fleurissent les expositions de travaux réalisés pendant le confinement, l’artiste n’a pas attendu une pandémie pour s’abstraire du monde et dessiner les images mentales qu’elle laisse venir à elle, donnant parfois forme à une parole, à une discussion, parfois à une situation ou encore une (re)visitation d’image traitée il y a longtemps par le médium photographique. Michèle Sylvander garde ses thèmes de prédilection : la filiation, autour du père, de la mère, de la fratrie, de la sororité, de la gémellité dans sa version la plus intrigante, de la généalogie ou, pour le dire plus simplement, de la famille. Bien avant que la question du genre ne devienne mainstream et s’impose dans tous les travaux d’étudiants comme une tarte à la crème, Michèle traitait déjà du sujet avec La Fautive, ou C’est une fille, autoportrait à l’ambivalence genrée, en digne héritière de la fameuse Fillette de Louise Bourgeois (1968). La sexualité, les rapports homme/femme, humain/animal, l’animalité, la zoomorphie du désir et des pulsions, de la culpabilité et de la frustration… Michèle explore depuis des années les zones cachées de l’âme, de ce que l’on engouffre dans le fond d’un surmoi qui ressort un jour, au petit matin devant un café et un carnet à spirale, un crayon noir à la main… On est d’abord attiré par le mur de dessin, même si la causeuse qui trône au milieu de la pièce ne nous a pas échappé, nous y reviendrons plus tard… Devant nous, des personnages sans contexte, représentés dans une situation incongrue, intime, de jeux solitaire ou partagés, pris sur le vif d’une saynète, court extrait d’une histoire qui a commencé et se poursuit sans nous. Michèle Sylvander connaît-elle la fin des histoires qu’elle raconte ? Connaît-elle ses personnages, les a-t-elle connus ? Où se trouve la part du récit autobiographique ? Et celle de l’imaginaire ? Les petites filles de Michèle Sylvander ont quelque chose des Vivian Girls d’Henry Darger, petites combattantes hermaphrodites venu.e.s délivrer les enfants réduits en esclavage par les adultes au domaine d’Abbieannia. Chez Sylvander comme chez Darger, l’ambivalence induit en erreur quand, au premier abord, on croit pénétrer un monde enfantin, de l’innocence, empreint de fragilité. Les univers des deux artistes, s’ils semblent naïfs, témoignent de tout le contraire : le trouble, le malaise parfois, l’inquiétante étrangeté et, chez Michèle, quelques notes d’humour. Sur le mur rose layette du plateau expérimental du FRAC, les femmes, les filles, s’étonnent de ce qu’elles ont dans le ventre, se détournent de ce qui coule entre leurs jambes, se questionnent sur leur corps qui parfois reste une énigme pour elles-mêmes, s’interrogent sur le dégoût de soi… Les femmes de Michèle Sylvander sont sans âge, allongées, contorsionnées en mauvaise ou bonne posture, en mauvaise ou bonne compagnie : en compagnie incongrue, dans les bras un gorille, et l’on repense aux émois de Charlotte Rampling pour Max [son] amour ; nue en compagnie d’un homme, comme les Adam et Ève chassés de l’Éden de Masaccio ; chevauchant ou se faisant chevaucher, masquées, les yeux bandés, les corps pendus… Tout un monde réalisé d’un coup de trait fragile, peut-être hésitant mais exemplaire de justesse, feignant la maladresse mais traçant du premier coup les proportions les plus parfaites, les anatomies les plus fidèles, les gueules d’animaux les plus expressives. Parvenant dans une économie de détail à emplir toute sa feuille d’une expression la plus intense. Deux petits points pour un regard et l’on partage le désarroi et la perte de certitudes des personnages de Michèle Sylvander.
« Ce n’est pas la jeune fille qui devient femme, c’est le devenir-femme qui fait la jeune fille universelle ; ce n’est pas l’enfant qui devient adulte, c’est le devenir-enfant qui fait une jeunesse universelle. » — Gilles Deleuze et Félix GuattariEst-ce que les dessins de Michèle Sylvander choquent ? Non. Est-ce qu’ils dérangent ? Ils nous troublent, puisqu’ils sont comme des petits miroirs où chacun d’entre nous trouve l’écho de ses propres souvenirs coupables, de ses petits plaisirs honteux, de la transposition de ses jeux d’enfants dans la vie d’adulte… Quant à la question féminine et de sa posture schizophrénique à devoir se soumettre alternativement aux rôles de la maman et de la putain, entre culpabilité et légèreté, la causeuse sur laquelle le visiteur peut s’asseoir pour entendre soit l’une soit l’autre de ces deux facettes amène une nouvelle lecture d’image. C’est ici qu’il faut parler du livre qui accompagne cette exposition, dans lequel les dessins de Michèle Sylvander sont accompagnés des textes fictionnels de Michel Poivert ((Juste un peu distraite de Michèle Sylvander (dessins) et Michel Poivert (textes), paru chez Bik & Book Édition, 2020)). Ce spécialiste de la photo se prête ici à l’exercice fantasmé d’être une femme, d’entrer dans le corps, la tête et les mots des femmes. De façon tout aussi intuitive que le contexte dans lesquels les dessins adviennent, Michel Poivert imagine un courrier des lectrices dans lesquelles celles-ci témoignent d’expériences relevant de névroses comme celles qui se livrent sur les canapés des psychiatres. Jacqueline M, Catherine C, Évangeline P. auraient pu être les patientes du psychiatre et photographe Gaëtan Gatian de Clérambault, traitées pour fétichisme et autres déviances savoureuses.
« Ma mère surtout n'attendez Que je me repente c'est vrai Je suis déshonorée Déshonorée mais si contente »((Chanson de Mireille Darc Déshonorée, Paroles : J. Datin. Musique : M. Vidalin))Dans le catalogue de l’exposition Présumés innocents (( L’exposition au CAPC de Bordeaux en 2000 sera interdite suite à une plainte déposée par l’association catholique La Mouette. Après dix ans de procédure judiciaire, les trois commissaires de l’exposition seront blanchis.)) — censurée en 2000 —, la commissaire Stéphanie Moisdon-Trembley conclut son texte Un monde parfait en écrivant : « Les artistes renvoient aux rites de l’enfance où s’élaborent des ritournelles, d’étranges cérémonies grotesques autour de jouets brisés, masqués, déguisés et où les pratiques sexuelles dévient ; s’affranchissent de la morale des autres, se libèrent juste à côté de la chambre des parents. Au cœur de ces cérémonies, on convoque souvent des monstres, des animaux, on construit des niches, on trace d’autres bordures, d’autres conditions humaines. » Rien à voir avec le côté subversif de l’exposition, mais dans un contexte de restriction morale où un ministre somme les jeunes filles d’adopter une tenue « républicaine », mais où, paradoxalement, le combat des femmes gronde plus fort encore pour se faire entendre, l’exposition de Michèle Sylvander sonne juste. Que ce corpus d’œuvres nous soit proposé par une artiste qui renouvelle encore sa pratique n’en a que plus de saveur. L’occasion ici de remercier Pascal Neveux, directeur du FRAC durant ces quinze dernières années, parti pour de nouvelles aventures en Picardie, qui nous quitte avec cette exposition au charme si gentiment facétieux…
Céline Ghisleri