Le surréalisme dans l'art américain

180 œuvres de plus de 80 artistes, parmi lesquels Dali, Ernst, Tangy, Pollock, Rothko, Bourgeois...

L’exposition retrace l’histoire de la présence d’un courant surréaliste dans l’art américain, des années 1930 à la fin des années 1960, au lieu de répéter la légende selon laquelle les artistes new-yorkais auraient été bouleversés par l’arrivée des surréalistes parisiens en exil, qu’ils s’en seraient servi pour inventer un art proprement américain, l’expressionnisme abstrait, dépassant le surréalisme et le reléguant à un passé bien délimité.

Elle s’ouvre par la présence à Marseille, en 1940-1941, d’un groupe d’artistes surréalistes attendant autour d’André Breton un départ prochain pour les États-Unis. Réunis à la Villa Air-Bel ou y passant, Victor Brauner, Max Ernst, Jacqueline Lamba, André Masson ou Wilfredo Lam forment un groupe compact qui, en attendant les visas pour le nouveau monde, participe à des expériences collectives de cadavres exquis et crée ensemble le célèbre Jeu de Marseille.

Si l’arrivée de certains de ces artistes à New York continue d’être décrite comme une révélation pour les jeunes artistes locaux, l’exposition montre que, depuis le début des années 1930, sur la côte Est aussi bien que sur la côte Ouest, des oeuvres surréalistes ont été exposées et ont connu une grande popularité, faisant en particulier de Salvador Dalí une véritable star. Bien plus, elles ont fait des émules et conduit au développement d’un surréalisme proprement américain, avec des figures aussi importantes que Joseph Cornell ou celles largement méconnues des surréalistes sociaux newyorkais (comme O. Louis Guglielmi) et des post-suréralistes californiens (comme Helen Lundeberg).

 

Pendant les années de guerre, les surréalistes européens en exil, regroupés sur la côte Est, continuent à créer des oeuvres, parfois avec des évolutions significatives. Leur présence inspire des jeunes artistes locaux, donnant ainsi naissance à un surréalisme transatlantique qui renouvelle ses formes et ses pratiques, avec deux variantes qui vont progressivement diverger : une voie figurative et une voie abstraite. Le surréalisme transatlantique figuratif, représenté par des artistes tels que Dalí, Cornell, Man Ray, Yves Tanguy, Kay Sage ou la cinéaste Maya Deren, comporte une dimension profondément onirique, qui lui amalgame certains promoteurs du néo-romantisme fantastique comme Pavel Tchelitchew. Le surréalisme transatlantique abstrait, dont l’un des principaux protagonistes, Arshile Gorky, est adoubé par Breton comme surréaliste à part entière et fait pour cette raison l’objet d’un focus particulier dans l’exposition, avec des tableaux et dessins majeurs, voit peu à peu émerger en son sein ce que les critiques vont appeler l’expressionnisme abstrait. L’exposition montre des oeuvres surréalisantes des expressionistes abstraits canoniques : Robert Motherwell, Barnett Newman, Jackson Pollock, Mark Rothko, David Smith ou Clyfford Still, au côté des tableaux semi-abstraits de Miró qui les ont influencés. Elle intègre aussi pleinement les marginaux du groupe, comme Richard Pousette-Dart ou Louise Bourgeois, qui mettaient constamment l’accent sur un contenu subjectif porté par des métaphores et des métamorphoses, ainsi que les oeuvres abstraites surréalisantes créées sur la côte Ouest par les membres du collectif Dynaton (Gordon Onslow-Ford, Lee Mullican). L’expressionnisme abstrait était imprégné de surréalisme, bien que son principal partisan, le critique Clément Greenberg, ait dénigré le surréalisme comme « art académique sous un nouveau déguisement littéraire ». Dans les années 1950, d’une manière qui ne peut plus se
revendiquer du surréalisme puisque celui-ci est considéré comme dépassé mais qui relève bien de sa logique, on voit d’ailleurs revenir des images cachées dans l’oeuvre de Motherwell ou dans celle d’Helen Frankenthaler, présente dans l’exposition, d’une façon que l’on n’attendrait sans doute pas tant son oeuvre a été recouverte d’un discours qui met uniquement en valeur son caractère abstrait.

 

L’exposition examine ensuite comment les méthodes et stratégies surréalistes sont restées vives chez les artistes américains jusqu’à la fin des années 1960, même si seul un nombre limité d’entre eux l’ont reconnu. Au lieu d’aligner une succession de mouvements distincts (Pop, Minimal, Postminimal et Conceptuel), elle coupe à travers des oppositions qui sont largement dues aux volontés séparatrices et réductrices de quelques critiques, et favorise une tendance plus globale qui unit des artistes connus aussi bien que sous-estimés, en présentant ce que le critique et commissaire d’exposition Gene Swenson a appelé en 1966 « l’autre tradition », dont il trouvait l’origine dans le surréalisme. Malgré les diktats de Greenberg et de ses disciples, le surréalisme reste une force active, revendiquée dans les années 1950-1960 de façon provocatrice (pour se démarquer de la côte Ouest), par des artistes californiens comme Wallace Berman, Bruce Conner, Jess ou le cinéaste Kenneth Anger, dont les oeuvres utilisent les métaphores et la narration, souvent avec des contenus sexuels. Sur la côte Est, comme l’a souligné Swenson, une nouvelle « relation entre l’objet et l’émotion » était également au centre des préoccupations d’artistes comme Jasper Johns, Ray Johnson, Robert Morris ou Claes Oldenburg, parfois appelés « néo-Dada » mais qui sont aussi postsurréalistes puisque leurs stratégies consistant à utiliser des objets quotidiens, seuls ou combinés à d’autres, pour transmettre des sens et métaphores complexes, est redevable du surréalisme incarné notamment par Marcel Duchamp. Une sélection de boîtes créées par ces artistes ainsi que par le sculpteur de Chicago H. C. Westermann montre la persistance de l’influence de Duchamp, resté aux États-Unis après la fin de la guerre, dans une présence muette mais inspirante. À partir du début des années 1960, ce sont également des peintres qui renouent avec la veine surréaliste, tels James Rosenquist ou John Wesley, dont les tableaux sont ici confrontés à ceux de Magritte ou Dalí.

 

À la fin des années 1960, au moment où le surréalisme fait l’objet de publications et d’expositions historiques, au moment aussi où il connaît un fort regain de popularité que l’on peut observer dans les affiches du rock psychédélique californien dont une sélection est présentée, il agit également souterrainement sur des artistes qui brouillent les frontières entre abstraction et figuration et dotent leurs oeuvres d’un fort potentiel érotique, voire sexuel, notamment en produisant des formes molles ou désagréables, similaires à celles que l’on trouve chez Alberto Giacometti ou Tanguy. Si certains d’entre eux, notamment Bourgeois et Eva Hesse, sont rassemblés par la jeune critique Lucy Lippard sous le signe de « l’abstraction excentrique » et placés par elle dans le lignage surréaliste, c’est à une renouveau beaucoup plus large des thèmes et des méthodes surréalistes que l’on assiste alors aux États-Unis, des reliquaires à viande de Paul Thek aux têtes sadomasochistes de Nancy Grossmann, des sculptures molles d’Oldenburg aux reliefs agressifs de Lee Bontecou, voire aux premières oeuvres de Richard Serra. Sans doute l’héritage surréaliste était-il trop sulfureux pour que les critiques et les historiens de l’art l’aient reconnu. Ils ont préféré ranger ces artistes dans des mouvements bien distincts, comme pour les purifier. L’exposition Le surréalisme dans l’art américain entend leur redonner leur impureté originelle et leur force subversive.

Centre de la Vieille Charité
Jusqu'au 26/09 - Mar-dim 9h-18h
8/12 € (avec accès aux collections du Musée d'Archéologie méditerranéenne et au MAAOA)
https://musees.marseille.fr/
2 rue de la Charité
13002 Marseille
04 91 14 58 80

Article paru le mercredi 9 juin 2021 dans Ventilo n° 448

Le Surréalisme dans l’art américain au Centre de la Vieille Charité

American dreams

 

Quel lycéen n’a jamais sué à grosses gouttes en planchant sur un texte bien tordu de Breton ou d’Aragon ? Si la littérature des surréalistes est souvent un mauvais souvenir d’école, il en va autrement de leur art visuel. Colorées, oniriques et parfois délirantes, ces œuvres, et celles qu’elles ont inspirées, prennent leurs quartiers d’été à la Vieille Charité dans une exposition originale qui se propose de mettre en lumière l’héritage surréaliste dans l’art américain.

    La communication qui entoure l’exposition ne lésine pas sur les accroches alléchantes : label « Exposition d’intérêt national » attribué par le ministère de la Culture, partenariat transatlantique avec le réseau FRAME ((FRench American Museum Exchange)), commissariat de Xavier Rey, Directeur des Musées de Marseille, et Éric Chassey, Directeur de l’Institut national d’Histoire de l’art de Paris… Sans oublier les têtes d’affiche : Dali, Pollock, Rothko, Bourgeois… et plus de 180 œuvres présentées ! On se dit que Marseille a de la chance d’accueillir un événement avec de telles ambitions. De la chance ? Pas tout à fait… Le premier intérêt de l’exposition est de rappeler que la cité phocéenne a été une terre d’asile et de transit pour le groupe surréaliste fuyant le régime vichyste et l’occupation nazie : André Breton, Max Ernst, Jacqueline Lamba ou encore André Masson occuperont la villa Air-Bel louée par Varian Fry et le Centre de secours américain. C’est là que les artistes créeront leur fameux jeu de tarot, et tueront le temps à coups de cadavres exquis dessinés, avant d’embarquer pour New York. Ce sont donc ces œuvres de l’exil qui ouvrent le parcours et, lorsque le visiteur se retourne, il est happé par la longue enfilade de la première salle, où l’on passe d’une œuvre à l’autre dans un brouhaha foisonnant de couleurs et de formes. Peintures et sculptures défilent avec leur cortège de noms méconnus des flâneurs et autres néophytes : Joseph Cornell, Helen Lundeberg, Robert Motherwell, Helen Frankenthaler… L’ensemble du parcours est divisé en sept périodes réparties sur les quatre salles du rez-de-chaussée. Chaque période est introduite par un rappel historique détaillé, et les œuvres sont, pour la plupart, accompagnées d’un cartel proposant un début d’interprétation. Malgré ce bel effort sur le scénario d’exposition, on finit par perdre le nord… Certes, on croise ici un Dali, là un Miró, plus loin quelques Pollock, une toute petite paire de genoux signée Magritte vers la fin… Autant de bouées de secours lancées au visiteur qui reconnaît, enfin, quelques pinceaux familiers au milieu de ce capharnaüm de plus en plus étrange. Il est temps de sortir et de s’asseoir à l’ombre de la chapelle pour cogiter… Le Surréalisme dans l’art américain serait-elle de ces expositions qui s’adressent davantage à l’esprit qu’aux yeux et aux « tripes » ? Peut-être… C’est en tout cas cet excès d’intellectualisme que l’on a souvent reproché aux Surréalistes et à l’art contemporain en général. Toutefois, l’intention de départ est claire : montrer comment certaines techniques, certaines thématiques, certaines manières d’envisager l’œuvre d’art, qui ont été celles des Surréalistes, ont donné une impulsion nouvelle à l’art états-unien de l’après-guerre jusque dans les années 70. Même si pour cela, on nous invite à voir un héritage dans l’œuvre d’artistes qui s’en sont explicitement défendus… On se souviendra alors que, durant la visite, on s’est souvent exclamé « Oh ! Ça ressemble à Hopper ! », « Tiens ! On dirait du Klimt ! », « Ces couleurs, ça me fait penser à Chagall ! ». C’est peut-être là tout l’intérêt de cette exposition : rendre sensible un jeu d’échos qui transcende les œuvres, les courants, les époques, et dans lequel réside le plaisir de l’amateur trop longtemps privé de musée !  

Antoine Nicoud-Morabito

   

Le Surréalisme dans l’art américain : jusqu’au 26/09 au Centre de la Vieille Charité (2 rue de la Charité, 2e).

Rens. : https://musees.marseille.fr/