Amitiés, créativité collective

Œuvres collectives. Commissariat : Jean-Jacques Lebel (artiste plasticien, écrivain, créateur de manifestations artistiques) et Blandine Chavanne (conservatrice générale du patrimoine)

En 1871, à l’Hôtel des Étrangers, au Quartier Latin, au moment de La Commune de Paris (à laquelle plusieurs d’entre eux ont pris part), une dizaine des plus grands poètes rebelles dont Arthur Rimbaud, Paul Verlaine, Charles Cros, Germain Nouveau et André Gill se sont réunis autour d’un projet commun, co-écrit et dessiné, hors gabarit et, à plus d’un égard, subversif : l’Album Zutique. Ce fut une des premières et des plus importantes œuvres collectives annonciatrices de l’esprit moderne en Europe.

Au cours du XXe siècle, certains artistes et poètes se sont consacrés, plus loin encore que les autres, à l’expérimentation intersubjective et aux méthodes de travail coopératives. Pour commencer, les dadaïstes et les surréalistes : les Cadavres Exquis d’abord écrits puis dessinés collectivement à partir de 1922 selon le principe de collaboration intuitive ou « automatique », en constitue le plus éclatant exemple. C’est ce mélange explosif des inventions d’artistes et d’écrivains professionnels avec ceux des « citoyens ou citoyennes venus d'ailleurs » qui a fourni un des apports les plus disruptifs et libérateurs de « l’éros de groupe ».
 
Au regard de la production artistique des XXe et XXIe siècles, il apparaît que de nombreuses collaborations entre artistes sont le fruit d’amitiés, de rencontres fortuites ou délibérées (comme l’Œil Cacodylate de Picabia et ses proches, en 1921, ou comme le Grand Tableau antifasciste collectif, cri de révolte chorale contre le colonialisme et la torture de 1960). Ici, c’est le mode de production spontané, permettant de démultiplier les énergies créatrices, qui importe plus que toute autre préoccupation technique ou formelle.
 
De Picasso à Picabia, de Gabrielle Buffet à Arp, de Hains à Bryen ou Villeglé, de Matta à Brauner, de Brecht à Filliou, de Beuys à Paik, de Salomé à Fetting, de Camilla Adami à Peter Saul, de Klein à Saint-Phalle et Tinguely, de Spoerri à Kaprow, de McCarthy à Rhoades, de Roth à Rainer, de Burroughs à Gysin, de Pommereulle à Fleischer (sans oublier les différentes formes d’art-action, dont le happening), 117 œuvres sont réunies proposant — pour la première fois — différents types d’œuvres collaboratives provenant de collections publiques et privées.

Cette exposition apporte une preuve que des philosophes, des écrivains, des musiciens, des cinéastes — tous genres confondus — ont également produit des œuvres collectives expérimentales qui, par leur singularité même, mettent en jeu et en question l’échelle des « valeurs marchandes » et les codes esthétiques dominants.

Le catalogue illustré comprend des essais faisant un historique de ces productions, précisant les choix retenus ainsi que celui des œuvres écartées (en particulier celles produites par des groupes constitués et des couples d’artistes), ouvrant des pistes de réflexion sur le passage du « je » au « nous ». On verra que certains artistes ont accompli un saut qualitatif collégial et intersubjectif auquel les historiens académiques, à ce jour, sont restés obstinément aveugles.

—Commissariat :
Jean-Jacques Lebel, artiste plasticien, écrivain, créateur de manifestations artistiques
Blandine Chavanne, conservatrice générale du patrimoine
 
—Scénographie : Floriane Pic et Joris Lipsch – Studio Matters


Mucem
Jusqu'au 13/02 - Tlj (sf mar) 10h-18h
7,50/11 € (billet famille : 18 €). Gratuit le 1er dimanche de chaque mois
http://www.mucem.org
7 promenade Robert Laffont - Esplanade du J4
13002 Marseille
04 84 35 13 13

Article paru le mercredi 9 novembre 2022 dans Ventilo n° 472

Amitiés, créativité collective au Mucem

Alliances techniques

 

Créations collectives, rencontres artistiques et collaborations spontanées… quand l’art se fait à plusieurs, est-il meilleur ? Le Mucem revient sur plusieurs décennies d’amitiés entre artistes dans une vaste exposition qui questionne le processus créatif. L’occasion de découvrir des œuvres méconnues et des duos improbables.

    Cadavres exquis, happenings, dessins collectifs et performances artistiques, on trouve de tout dans l’exposition Amitiés, créativité collective. Tout commence à la fin du XIXe siècle avec un projet subversif et visionnaire, l’Album Zutique. En 1871, à l’Hôtel des Étrangers, au Quartier Latin, une vingtaine des plus grands poètes rebelles — dont Arthur Rimbaud, Paul Verlaine, Charles Cros et Germain Nouveau — élaborent un album mythique, rassemblant poèmes, textes, caricatures et dessins parodiques ou obscènes. En réaction aux bouleversements provoqués par la Commune, ils abandonnent le « moi » pour mettre leur art au service du « nous ». Tout au long de l’exposition, c’est cette énergie collective qui est mise à l’honneur, que ce soit dans l’œuvre des Dadaïstes, des Surréalistes ou encore celle de la Beat Generation. Un air de liberté souffle sur toute cette génération d’artistes pour qui l’alliance et la confrontation de personnalités constituent la plus belle façon de créer. Des cadavres exquis des [caption id="attachment_38826" align="alignleft" width="500"] Grand Tableau antifasciste collectif de Jean-Jacques Lebel, Enrico Baj, Roberto Crippa, Gianni Dova, Erró, Antonio Recalcati © ADAGP, Paris[/caption] Surréalistes aux installations de Nam June Paik et Joseph Beuys, en passant par le film Entr’acte de René Clair et Francis Picabia, les œuvres résument à elles-seules tout le message que porte l’exposition : « À plusieurs, on fait mieux et plus fort ! » Et ce n’est pas le commissaire de l’exposition Jean-Jacques Lebel qui dira le contraire. En 1960-1961, avec cinq autres peintres, il est à l’origine du Grand Tableau Antifasciste Collectif, une toile de quatre mètres de long sur cinq mètres de large peinte à Milan. Réfugié en Italie pour éviter la guerre d’Algérie, l’artiste découvre avec horreur l’arrestation, la torture et le viol par les soldats français de Djamila Boupacha, une jeune Algérienne accusée sans preuve d’un attentat. Profondément révolté, il craint la fascisation de la France. Il participe alors à l’élaboration de cette immense œuvre, dont l’ombre plane, malgré son absence, sur l’exposition. Véritable manifeste antifasciste, le tableau est le point de départ de toute la réflexion des deux commissaires de l’exposition. En déconstruisant le duo binaire œuvre-créateur, les artistes présentés ici repensent à leur façon le processus créatif individuel et dénoncent les idées reçues. Le collectif n’empêche pas l’individu d’explorer à fond son imaginaire, c’est en fait tout le contraire. Le collectif suscite des embardées et des désirs imprévisibles auxquels l’individu seul n’a finalement que très difficilement accès.  

Chloé Bergeret

   

Amitiés, créativité collective : jusqu’au 13/02/2023 au Mucem (Esplanade du J4, 2e).

Rens. : www.mucem.org