Javiera Tejerina - Lignes de désir

Installations, sculptures, vidéo. Sortie de résidence du Projet Tremplins : Risque Zéro. Dans le cadre du PAC

Javiera Tejerina Risso, Mailler le paysage

« La crise environnementale [est] d’abord la manifestation de choses qui, jusque là, semblaient aller de soi, que l’on pouvait ignorer : l’air que nous respirions, l’eau que nous buvons […], les prairies ou les forêts qui nous entourent. [1]» Il n’est plus possible aujourd’hui n’ignorer ces paramètres ; l’air est pollué, l’eau viciée, les prairies se font rares et les forêts brûlent. Les réfugié*es climatiques seront toujours plus nombreux*es, victimes de nos modes de vie. Dans ce contexte de monde en ruines, que vaut encore l’idée de nation ? Pourquoi brandir une identité nationale sur une terre en train de mourir ? C’est la question que pose l’artiste Javiera Tejerina Risso. Elle compose ici une série évoquant les drapeaux nationaux tendus en groupe, suspendus à des haubans, grandiloquents mais déjà déchirés, en lambeaux. Entre le fanion, le pavillon de courtoisie, le blason moyenâgeux, ils s’exhibent, indécents et obsolètes, s’érigent en modèles de l’absurdité des frontières et d’un temps qui s’accélère. En alliage de cuivre et de laiton, froissés et oxydés, ils rappellent étrangement les objets archéologiques trouvés au fond des océans et semblent avoir survécu au naufrage qui s’annonce. Mais si l’on y regarde de plus près, ils sont aussi chacun comme autant de petites cartes, maquettes de territoires creusés par les eaux de pluie, froissés par la tectoniques des plaques, abîmés par l’humain. Le métal est devenu bleu au contact de solution savamment dosées ; nitrate de cuivre, sulfate, vinaigre, ammoniac, sel, eau… Aucun signe ni couleur ne permet de déterminer la référence à un quelconque pays.
Ce travail s’inscrit dans le cadre de la résidence Tremplins au sein du Centre social Saint Gabriel, durant laquelle Javiera Tejerina Risso a passé beaucoup de temps à arpenter le paysage urbain avec ses habitant*es et acteur*ices. Elle a accompagné les animateur*ices en bas des immeubles des cités de la Marine Bleu, Les Rosiers, Les Marronniers et gardé en mémoire sur son GPS les lignes dessinées sur la carte. Elle a noué des liens, rencontré des singularités, proposé à qui le souhaitait de lui faire visiter les lieux qu’iels aimaient, de lui raconter pourquoi iels les appréciaient. « Nous passons notre vie, non seulement dans des lieux mais aussi sur des chemins. Or les chemins sont en quelque sorte des lignes.
C’est aussi sur des chemins que les individus se forment un savoir sur le monde qui les entoure, et les décrivent dans les histoires qu’ils racontent. [2]» Savoirs, histoires et lignes sont intimement liés ; aussi nous demandons-nous quels récits se sont forgés entre les tables et les canapés du magasin de meubles turcs, quels mots se sont assemblés dans les ruelles et escaliers du Canet-Bon Secours, quelles anecdotes
ont été contées en arpentant le parc de l’Espérance ? Lors d’ateliers d’écriture, Javiera Tejerina Risso a proposé de noter les mots formés au détour de sentiers tracés graduellement par érosion à la suite du passage répété des piétons. Ensemble, iels ont écrit un quartier approprié par celleux qui le pratiquent, celleux-là mêmes qui transforment les lieux imposés par les urbanistes en espaces arpentés. « Suivre un trajet est, je crois, le mode fondamental que les êtres vivants, humains et non humains, adoptent pour habiter la terre. » Or habiter la terre c’est « participe[r] au monde en train de se faire, […] tracer un chemin de vie [3]». Ensemble, iels ont entrelacé les mots, tressé les paroles, maillé le paysage, emmêlé les fils de trame et de chaîne des voies parcourues. Ici, dans l’exposition au Château de Servière, l’artiste a recouvert le sol de remblais qui rappellent les terres appauvries où plus rien ne pousse mais évoque aussi les pistes qu’on y trace, les lignes de désir qu’on y forge et qui dessinent un futur. En racontant des histoires communes, en dressant des pavillons obsolètes et des blasons oxydés, Javiera Tejerina Risso esquisse des chemins que nous pourrons suivre à notre tour, sans frontière pour les contenir.

– Sophie Lapalu

[1] Catherine Larrère, Les philosophies environnementales, PUF, 1997, p. 12.
[2] Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, zones sensibles, Bruxelles, 2011, p. 108.
[3] Ibid., p. 9.

 

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Depuis plus de 20 ans, le centre social Saint Gabriel développe le projet Tremplins sur le territoire du 14e arrondissement de Marseille. Né de l’envie de faire coexister artistes et habitants, il prend aujourd’hui la forme d’une résidence d’artistes de 18 mois qui s’appuie sur la participation active d’un collectif d’habitants.

 

"Nous passons notre vie, non seulement dans des lieux mais aussi sur des chemins. Or les chemins sont en quelque sorte des lignes. C’est aussi sur des chemins que les individus se forment un savoir sur le monde qui les entoure, et les décrivent dans les histoires qu’ils racontent. »1 Savoirs, histoires et lignes sont intimement liés ; (…) En racontant des histoires communes, en dressant des pavillons obsolètes et des blasons oxydés, Javiera Tejerina Risso esquisse des chemins que nous pourrons suivre à notre tour, sans frontière pour les contenir."

[1] Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, zones sensibles, Bruxelles, 2011, p. 108.


Galerie Château de Servières
Jusqu'au 1/07 - Mar-sam 14h-18h + sur RDV au 04 91 85 42 78 ou à bureau@chateaudeservieres.org
Entrée libre
http://www.chateaudeservieres.org/
11-19 boulevard Boisson
Ateliers d'artistes de la ville de Marseille
13004 Marseille
04 91 85 42 78

Article paru le mercredi 24 mai 2023 dans Ventilo n° 483

Domestique, Latente et Lignes de désir au Château de Servières

Servières trois pièces

 

Lors de la quinzième édition du Printemps de l’Art Contemporain, de nombreux musées, galeries, ateliers et autres sites patrimoniaux ont pris part à l’aventure pour ouvrir de nouvelles expositions où il fait bon de flâner au printemps…

À cette occasion, dans le quartier de la Blancarde, le Château de Servières dévoile trois expositions personnelles pour trois artistes femmes : Mayura Torii, Delphine Mogarra et Javiera Tejerina-Risso.

    Sélectionnée pour la résidence croisée avec le Frac Picardie, la plasticienne japonaise Mayura Torii ouvre l’exposition Domestique, dans laquelle elle conjugue installation, peinture, dessin et sculpture. L’accrochage bien réfléchi s’articule autour de la pièce névralgique de l’exposition : la grande table, placée au centre, les pieds volontairement coupés pour rabaisser la hauteur, tout comme les chaises qui l’accompagnent. L’artiste modifie notre rapport d’échelle, l’installation des œuvres aux murs n’est plus comme le veut la tradition, à 1m52 du sol, mais encore une fois délibérément rabaissée, comme pour nous plonger dans une maison japonaise où les espaces de vies sont plus bas qu’en Occident. Nombreux sont les clins d’œil humoristiques à des expressions françaises ou japonaises, à des superstitions qui habitent les objets de notre quotidien, comme placer le pain à l’envers sur la table ou planter ses baguettes dans un bol de riz… Par ses influences japonaises mais aussi par ses inspirations des grands artistes occidentaux, Mayura Torii se réapproprie l’espace, détourne le sens des objets ou des mots avec élégance et sobriété. Ici, des housses de mobilier (de la série Lady Made) prennent la forme des ready-made historiques de Marcel Duchamp pour évoquer l’enjeu de la protection des œuvres d’art. Ou encore, des peintures de nappes à carreaux sont répétées et déclinées à la manière de l’usage systématique de Daniel Buren avec ses bandes verticales. Décoration, repas, animal domestique, dessin d’enfant… autant de thèmes de l’habitat, à la fois intimes et collectifs, sont passés en revue dans chaque espace d’exposition. L’artiste mélange ainsi sa vie quotidienne à sa propre pratique artistique, en se servant de l’espace domestique pour transfigurer sa perception du monde. La deuxième exposition, cette fois-ci dans la salle rose du Château de Servières, met à l’honneur la lauréate du Printemps du Printemps (une bourse accordée par l’INSEAMM), Delphine Mogarra. Latente est une installation organique hors du temps qui explore la transformation de la matière. Chaque mercredi, un rituel performatif s’active pour créer une sculpture évolutive : une sphère plonge dans une vasque où un liquide d’apparence laiteuse va venir fondre l’état de la matière. Une fois retirée, cette cire forme lentement une peau quasi dégoulinante, et charnelle donc. À tout moment, cette matière pourrait se rompre, la tension de la distorsion est à son comble. Les visiteurs pourront découvrir dans l’espace intime de la salle rose d’autres mues de ce dispositif, où le geste de l’artiste se rend invisible afin de laisser place à une friction aléatoire des éléments pour générer du vivant. « Il n’y a naissance de rien, mais seulement mélange, échange de choses mélangées. » Clou de la visite : la sortie de résidence de l’artiste franco-chilienne Javiera Tejerina-Risso, dans le cadre du projet Tremplins au sein du Centre social Saint-Gabriel. Lignes de désir est une exposition reflétant son travail à arpenter le paysage urbain. Dans l’urgence climatique, une question s’impose : comment habiter nos terres et bâtir une nation dans un monde en train de s’essouffler, et qui finira par disparaître ? En créant un temps de partage avec les habitants lors de sa résidence, l’artiste s’intéresse à la transmission du savoir et de l’histoire. Sa pratique artistique s’articule autour des chemins arpentés créés par nos modes de vies et récits collectifs. L’artiste propose ainsi une immersion dans une installation-paysage à explorer, sans évocation d’un territoire en particulier. Elle a créé une déambulation poétique où l’on pourra contempler ses recherches plastiques autour du pli et de l’alliage du cuivre et du laiton ; comme avec sa série de lambeaux suspendus, froissés et oxydés, qui donnent ainsi un aspect bleuté au métal, en référence aux objets archéologiques trouvés dans les fonds marins, ou les vestiges d’une mémoire survivante.  

Héloïse De Crozet

 

Domestique, Latente et Lignes de désir : jusqu’au 1/07 au Château de Servières (19 boulevard Boisson, 4e).

Rens. : chateaudeservieres.org

Activation performée de l’installation de Delphine Mogarra tous les mercredis, et présentation-lecture de Latente (Owl’s éditions) le 7/06.