« Avant même de me dire, je suis déjà dit(e) »
— Frantz Fanon
Ils ont fait de nous du cinéma est la première grande exposition monographique de Dalila Mahdjoub. À travers un ensemble d’œuvres pour la plupart produites spécialement pour l’exposition, Dalila Mahdjoub poursuit ici son travail de décolonisation d’archives de toutes sortes : personnelles, institutionnelles, médiatiques… Le point de départ de cet ensemble est l’inscription au verso d’une photographie de son grand-père dans l’album familial : « Souvenir de Djorf – ton père, Lakdar Mahdjoub ». Djorf était l’un des camps d’internement durant la guerre de libération de l’Algérie. Dalila Mahdjoub tire les fils de cette histoire, traversant alors d’autres histoires (une représentation théâtrale jouée par les détenus du FLN à la prison des Baumettes à Marseille, une sculpture coloniale au pied des escaliers de la gare Saint-Charles, le slogan paternaliste « Touche pas à mon pote… Un geste revient dans ses dessins et ses vidéo : Dalila Mahdjoub fait tomber matériellement les lettres du langage colonial. C’est avec une douceur, une délicatesse redoutable, qu’elle renverse les points de vue et retourne la violence de l’histoire.
Dalila Mahdjoub met en œuvre des dispositifs plastiques complexes et sensibles, à une échelle à la fois intime et politique, pour décoloniser des archives de toutes sortes, personnelles, institutionnelles, médiatiques…
Ils ont fait de nous cinéma est une expression arabe idiomatique à double sens. Elle exprime d’un côté la spectacularisation du fait colonial où l’autre est réduit à une image (et donc mis à distance de lui-même et du réel), et de l’autre côté elle signifie, sans détour : « Ils se sont moqués de nous ».
Les œuvres présentées ici découlent d’une recherche qui a commencé avec la découverte d’une photographie de son grand-père dans l’album familial. Dalila Mahdjoub s’interroge sur l’inscription au verso : « Souvenir de Djorf – ton père, Lakdar Mahdjoub ». C’est sa mère qui va lui raconter le contexte dans lequel a été faite cette image. À cette époque, Dalila Mahdjoub ignorait tout de ce qu’était Djorf et de la réalité des « camps », qu’ils soient d’internement, de tri, de transit ou de regroupement… Djorf était l’un des camps d’internement durant la guerre de libération de l’Algérie.
Elle commence à tirer les fils de cette histoire. Et c’est alors un mouvement rigoureux et kaleïdoscopique qui se diffracte en traversant d’autres histoires où elle interroge chaque fois les notions de représentation, de mise en spectacle de l’Autre, de point de vue, de dispositif panoptique.
Qu’il s’agisse de cette histoire si méconnue des camps dans l’Algérie coloniale entre 1955 et 1962, où son grand-père a été interné une année entre 1958 et 1959, d’une sculpture coloniale sur l’escalier monumental de la gare Saint-Charles à Marseille (dont elle défait l’horizontalité), ou des photographies d’une représentation théâtrale dans la prison des Baumettes pendant la période de la guerre d’indépendance de l’Algérie, ou de sa relecture critique du slogan paternaliste “Touche pas à mon pote”, ou de déchirer sa bibliothèque coloniale en un geste performatif qui sera répété plusieurs fois jusqu’au six juillet, Dalila Mahdjoub parle de l’exclusion et de la désubjectivation coloniale. Elle touche « ce sentiment de constamment se regarder par les yeux d’un autre, de mesurer son âme à l’aune d’un monde qui vous considère comme un spectacle, avec un amusement teinté de pitié méprisante » (Edward Web Du Bois). Dalila Mahdjoub renverse les points de vue en conjuguant subtilité, précision et retournement de la violence. Au-delà des figures coloniales les plus évidentes, elle s’efforce aussi de débusquer jusque dans des représentations prétendûment “amies“ une assignation à une position inférieure, ce qu’elle appelle « la figure de l’être inachevé »(1), et qu’elle vomit avec des œuvres à la fois patientes, minutieuses et fulgurantes.
On retrouve en effet dans plusieurs œuvres, dessins ou vidéo, un geste générique : Dalila Mahdjoub fait tomber le langage colonial, à la fois plastiquement (les lettres tombent littéralement, matériellement, en bas de la page), et politiquement. C’est là que la plus grande tension opère. Entre la négation coloniale de l’autre et une humanité qui affirme l’unité de son être. Entre une violence et une douceur extrême, redoutable. Dalila Mahdjoub relie le poétique, le biographique et le politique en une expérience qui réouvre l’horizon du présent en nous engageant à être autrement avec celles et ceux que l’on ne pourra plus jamais dire « autres ».
— Paul-Emmanuel Odin
(1) : Dalila Mahdjoub, « Vomir la figure de l’être inachevé », magazine Voice Over, numéro 7 « Monuments », p.14, 2022. En ligne : https://voice-over-issues.com/monuments-avec-dalila-mahdjoub