Cosmogramme #1 :
Spectrographie des territoires de l’envers
"Il faut tirer l’existence par les cheveux !"
— Sony Labou Tansi (L’acte de respirer)
Des bêtes qui nous observent et qui délivrent aux initié·es un enseignement secret, des mondes renversés depuis les littératures des Suds, des déchets marins convertis en nouvelles cosmogonies aborigènes, des résonances poétiques entre les entrailles de la terre crue et celles de nos corps dénudés, une fugue insurrectionnelle depuis le blanc des cartes, des biologistes qui basculent de l’autre côté du miroir des eaux, un arpentage à rebours de la modernité coloniale donnant accès à d’autres futurs, des eaux caraïbes qui ont « viré » en royaume des morts, une rivière asséchée d’où jaillit un verbe torrentiel, une fusée carburant à la poésie de Césaire pour atteindre les Zétwal, etc.
C’est à une « Spectrographie des territoires de l’envers » que vous invite, les 15 et 16 mars 2024, la Compagnie (lieu de création marseillais à Belsunce). C’est en effet sous le signe de l’envers, des gestes de renversement et des renversements de perspectives, que seront lancées les « Cosmopoétiques du refuge », un projet de recherche-création archipélique, porté par la Compagnie et soutenu par la Fondation Daniel et Nina Carasso, qui doit se déployer sur 3 ans en une série d’escales constituant autant de « cosmogrammes » : des espace-temps visant à proposer d’autres versions de la « réalité » – des sub-versions – via une réhabilitation de la puissance des rêves, de la poésie et de l’utopie en acte, tout cela en « correspondance » avec la recherche scientifique la plus contemporaine (biologie marine, anthropologie, géographie, etc.).
Dénètem Touam Bona
S’il y a bien une expérience qui est à la source de toute aspiration utopique, c’est celle des mondes à l’envers du rêve où toutes les contraintes du quotidien et toutes les normes en vigueur peuvent être suspendues, transgressées, renversées. Le temps d’un songe, les poissons volent dans les airs, les enfants gouvernent, le livre lit son lecteur, etc. « Comme l’imagination prête un corps aux choses inconnues, la plume du poète leur donne une figure, et assigne à ces bulles d’air un lieu dans l’espace et un nom », nous rappelle Shakespeare dans Le Songe d’une nuit d’été. C’est dans les mouvements et gestes nés de l’envers que nous expérimentons nos premières utopies et nos premières fugues. Depuis l’envers se trament de nouvelles versions du monde, des sub-versions, des versions souterraines et hérétiques déjouant le There Is No Alternative (TINA) d’un ordre néolibéral qui, par sa prétention au monopole de la « Réalité », nous asphyxie. Les « cosmopoétiques » renvoient à un exercice de l’imagination et à des pratiques d’expérimentation (que ce soit dans l’art, dans les sciences ou dans des lieux alternatifs) visant à produire – grec poiêsis – des mondes divergents et désirables. Produire un « dehors », retrouver le souffle d’une conspiration créatrice !
« Peut-être que l’outrage méritant un nom comme l’anthropocène est la destruction des lieux et des temps de refuge pour les peuples humains et autres créatures », remarque Donna Haraway à propos de notre situation présente. Dans le combat pour cultiver et défendre des refuges – des mondes polyphoniques et pluriversels —, il est vital de puiser dans les gestes et puissances de celles et ceux qui nous ont précédés, qui nous côtoient, nous enveloppent et nous habitent, souvent à notre insu : les ancêtres, les esprits, les éléments, les créatures de l’infiniment petit, etc. D’où le recours à une spectrographie, à une cartographie de l’invisible, de ce qui « insiste » furtivement y compris sous des formes et en des lieux inattendus comme ces « Ghostnets » (filets de pêche fantômes) à travers lesquels les Aborigènes d’Australie donne une nouvelle expression à leur « Dreaming ».
L’envers qu’il s’agit de spectrographier renvoie autant à l’envers de la surface des eaux qu’au monde des morts. Undrowned (Non-noyées), d’Alexis Pauline Gumbs, un des textes de référence des « Cosmopoétiques du refuge », permet justement d’articuler la question des morts et des mémoires profondes à celle des profondeurs océaniques. Une des choses qui nécrosent le plus nos sociétés globalisées, c’est justement le déni, la négation systémique de la mort et de toute négativité (maladie, vieillesse, etc.). Dans L’Ivrogne dans la brousse, Amos Tutuola rappelle avec humour qu’on ne peut se rendre au pays des morts qu’en marchant à l’envers. Ce que nous proposons, dans un tremblement, c’est une pratique singulière de l’envers indissociable d’un rapport à la mort en tant que puissance de vie et de sédition. Dans les mondes afrodiasporiques, le soin des morts est célébration de la vie mais aussi soin offensif, car les spectres réclament toujours justice quitte à (r)enverser l’ordre des choses. Mais les morts ne font pas que demander des comptes, ils proposent aussi d’accomplir, à notre manière et selon nos propres impératifs, les futurs auxquels ils ont pu aspirer. La meilleure manière de commémorer les souffrances et les luttes des opprimé.es, c’est de féconder les rêves qu’ils ont pu nous léguer. C’est pourquoi toute spectrographie comporte forcément une dimension utopique et subversive.
Échappée de nos corps pour rejoindre le bleu des océans, la moindre goutte d’eau recèle un cosmos en expansion. Les Cosmopoétiques appellent à célébrer ces courants de vie aquatiques qui nous traversent et nous débordent jusqu’à la « submersion »…
— Dénètem Touam Bona
Philosophe et artiste, Dénètem Touam Bona s’attache à repenser la question du refuge à la lumière de l’expérience historique du marronnage (arts de la fugue des esclavisé·es ). Face à l’abolition en cours du droit d’asile, face à l’extinction des espèces vivantes, face à l’empire croissant des algorithmes sur nos vies, il appelle à la réactivation des arts marrons du camouflage. Il est notamment l’auteur de Fugitif, où cours-tu ? (Presses Universitaires de France, 2016) et de Sagesse des lianes (Post Editions, 2021). En 2021 – 2022, au Centre d’art et du paysage de Vassivière, Dénètem a proposé l’exposition afrodiasporique La sagesse des lianes (20 artistes de Madagascar, de la Nouvelle-Calédonie, etc.) et l’œuvre collaborative Spectrographies, contes de l’île étoilée (avec des performeuses de la Martinique, du Gabon et de la Réunion).
Lucie D.