De ce monde qui nous stupéfie chaque jour davantage, l’opéra ne nous divertit pas plus qu’il ne l’imite platement. Il le raccorde aux temps immémoriaux et aux passions premières, dont il livre le spectacle brûlant avec ses moyens inimitables.
L’Atride Iphigénie passant de victime à bourreau, l’élu Samson que sa force isole jusqu’au carnage, Butterfly vulnérable et obstinée à en mourir : l’édition 2024 est peuplée de ces destinées exemplairement ambivalentes. La violence, la folie, la destruction se déchaînent ; mais la fidélité, la volonté, la lutte pour la justice et l’émancipation leur font face. Voici l’humaine fragilité, résistant à sa propre barbarie à travers le plus sublime et pathétique des langages.
Chaque édition du Festival possède une identité propre. Deux dominantes donnent à celle-ci sa tonalité : française, elle fait entendre sa prosodie raffinée du Samson d’après Rameau au Pelléas et Mélisande de Debussy en passant par les Iphigénie de Gluck ; baroque, elle tend son arc chatoyant d’Il Ritorno d’Ulisse in patria de Monteverdi à La Clemenza di Tito de Mozart — s’enlaçant ainsi autour de la trinité qui domine l’opéra du XVIIIe siècle et jette les bases de la modernité : Rameau, Gluck et Mozart. Elle célèbre également Puccini, dont on fête le centenaire de la disparition ; et le théâtre musical, avec un fascinant diptyque formé de Eight Songs for a Mad King de Peter Maxwell Davies et des Kafka-Fragmente de György Kurtág, mais aussi The Great Yes, The Great No, création du génial William Kentridge présentée à LUMA Arles.
Cette édition se place également sous le signe de la fidélité à des orchestres et à leurs directeurs musicaux, à des metteurs en scène et des interprètes d’exception, que le Festival accompagne dans des aventures artistiques largement inédites — à l’image de ce Samson, libre création d’après un opéra perdu de Rameau et un livret censuré de Voltaire, ou de la programmation conjointe des Iphigénie en Aulide et Iphigénie en Tauride de Gluck, qui permet d’embrasser en une seule soirée toute la destinée tragique du personnage éponyme.
Outre les partenariats au long cours engagés avec Raphaël Pichon et l’Ensemble Pygmalion, Daniele Rustioni et les forces de l’Opéra de Lyon ou Leonardo García Alarcón et Cappella Mediterranea, le Festival retrouve cette année pour son plus grand plaisir Emmanuelle Haïm et le Concert d’Astrée ainsi que l’Ensemble Intercontemporain et son nouveau directeur musical Pierre Bleuse. Dmitri Tcherniakov, Claus Guth, Andrea Breth et Barrie Kosky apportent de nouvelles preuves de leur talent unique — de même que Katie Mitchell, dont nous avons souhaité reprendre le Pelléas et Mélisande déjà historique, dirigé cette fois par Susanna Mälkki. La violoniste Patricia Kopatchinskaja, invitée vedette de l’édition 2021, est par ailleurs l’une des figures maîtresses de Songs and Fragments.
La Clemenza di Tito de Mozart et Les Vêpres siciliennes de Verdi, donnés en version de concert mise en espace, creusent le sillon de répertoires chers au Festival et sont l’occasion de prises de rôle attendues, comme celles de Pene Pati en Titus et Karine Deshayes en Vitellia. Marianne Crebassa, Marina Rebeka et John Osborn reviennent au Festival d’Aix-en-Provence après avoir illuminé certaines éditions récentes, tandis qu’Igor Golovatenko et Roberto Tagliavini y font leurs débuts.
Les grandes voix d’aujourd’hui sont en effet particulièrement à la fête cette année. On peut ainsi se réjouir des débuts d’Ermonela Jaho, la grande Butterfly de notre temps, de Corinne Winters, accomplissant le tour de force d’interpréter les deux Iphigénie à la suite, de Johannes Martin Kränzle dans la partie insensée du roi George III d’Angleterre ou Sondra Radvanovsky qui s’y produit pour la première fois en récital. Et se féliciter des retours d’Elīna Garanča, pour un récital-événement au Grand Théâtre de Provence, de Julia Bullock pour sa prise de rôle en Mélisande aux côtés du Pelléas de Huw Montague Rendall, de Jacquelyn Stucker en Dalila et d’Anna Prohaska prêtant sa voix à Kafka, ou encore de John Brancy et Deepa Johnny dans les rôles d’Ulysse et Pénélope. Enfin, nous sommes particulièrement heureux de voir réunie à Aix la fine fleur du chant français, avec un portrait dédié à Lea Desandre, mais aussi la présence de Stanislas de Barbeyrac, Véronique Gens, Laurent Naouri, Florian Sempey ou Alexandre Duhamel.
Contrepoint essentiel à la programmation d’opéra, l’ambitieuse proposition de récitals et concerts parcourt toutes les époques et tous les styles, avec le désir de renouveler chaque format par la création de synergies et chemins de traverse, configurations inattendues et audacieuses — sans pour autant négliger les monuments du répertoire, servis notamment par l’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä dans le cadre d’un grand week-end symphonique autour du 14 juillet. La création et plus largement la musique contemporaine sont présentes en continu, du programme jouissif concocté par le JACK Quartet aux commandes passées auprès des compositrices Diana Soh, Charlotte Bray et Golfam Khayam. Les concerts innovants qui concluent les trois Résidences reconfigurées Voix, Instruments et Pluridisciplinaire de l’Académie, conçus en étroite collaboration avec leurs mentors, Barbara Hannigan, Emmanuelle Haïm, l’Ensemble Intercontemporain et Piersandra Di Matteo, sont le reflet des nouvelles dynamiques traversant le spectacle vivant aujourd’hui. De leur côté, les concerts de Hiromi et du Kinan Azmeh’s City Band scellent au plus haut niveau la rencontre du jazz et de l’héritage classique avec le jazz fusion pour l’une, les musiques méditerranéennes pour l’autre. Enfin, les 40 ans de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée sont l’occasion de réitérer ses valeurs fondatrices – dans le cadre de ses concerts mais aussi d’ateliers publics : le dialogue créatif entre les cultures comme contribution plus que jamais nécessaire à la paix.
Entre Panorama, présentation en musique de la saison proposée sur la Place des Prêcheurs, et le grand concert Parade[s], florilège des plus belles pages de l’opéra français et italien sur le Cours Mirabeau, Aix en Juin déroule sa riche programmation entièrement gratuite, avec notamment les spectacles du service Passerelles, le week-end des Voix de Silvacane, une riche programmation méditerranéenne, les master classes publiques et concerts des Résidences Voix et Instruments de l’Académie, ou encore le cycle de films conçu en partenariat avec les cinémas de la Ville d’Aix. Et pendant toute la durée du Festival, il sera possible d’assister aux rencontres avec les artistes (tête-à-tête), aux débats avec les professionnels (midis) et introductions aux spectacles (préludes) ou de les retrouver sur #LASCÈNENUMÉRIQUE.
Puisse cette édition 2024 vous procurer les mêmes enthousiasme et sentiment d’urgence que nous avons eus, les équipes du Festival et moi-même, à la concevoir !
— Pierre Audi
RY