« Si vous n’avez pas l’aubaine d’avoir des ancêtres qui vous transmettent Avignon, vous vous retrouvez avec la responsabilité et aussi la chance d’être le premier de votre lignée à transmettre à d’autres générations l’élan de la première fois, celui qui transporte, le possible coup de foudre. »Peux-tu nous parler du projet « Première fois » ? Avignon est un festival de fidèles, où la plupart du public revient. En même temps, en 2022, 18 000 billets ont été vendus à des personnes qui venaient pour la première fois. C’est énorme ! C’est 15 % du public. C’est un festival où on découvre, où on reste et on transmet à nos enfants, à nos amis, aux plus jeunes. Si vous n’avez pas l’aubaine d’avoir des ancêtres qui vous transmettent Avignon, vous vous retrouvez avec la responsabilité et aussi la chance d’être le premier de votre lignée à transmettre à d’autres générations l’élan de la première fois, celui qui transporte, le possible coup de foudre. Moi, je suis le premier ma famille, personne n’était venu avant moi. Ma fille a été déjà présente quatre fois. Et elle le transmettra peut-être à son tour. M’inspirant de cette expérience, j’ai voulu proposer le dispositif « Première fois ». Il a aussi été inspiré par cette envie qu’a ce public fidèle d’ouvrir le festival à d’autres, d’entraîner d’autres personnes dans cette expérience égalitaire et partagée. En discutant avec les personnes du groupe miroir qui accompagnent le festival depuis vingt ans ou les membres des amis du festival qui ont quarante ans d’existence, ils parlent tous de la première fois, cette fois de l’engagement qui les a fait revenir chaque année. Cet été, 5 000 jeunes viendront pour la première fois au Festival d’Avignon. Ce sont des groupes de toute la France, les jeunes de Bobigny avec ceux d’Arles, ceux d’Avignon avec ceux de Bordeaux. Ils verront les mêmes spectacles, rencontreront les mêmes artistes, feront les mêmes activités ensemble. Il se découvriront les uns les autres et feront cette chose très « vilaresque » : voir dans les mêmes conditions un même spectacle et après percevoir de nouveau leurs différences à travers la manière dont ils en discuteront. Ce dispositif est une de mes obsessions, nous continuerons à le travailler dans les prochaines années en développant des partenariats associatif, culturel, éducatif. Ce projet répondra à des questions, que ne se posent plus ceux qui vont régulièrement au théâtre, mais qui questionneront des jeunes de quatorze ans qui viendront pour la première fois ici. Est-ce que je peux rentrer à la cour d’honneur en baskets ? Ai-je le droit de m’endormir pendant le spectacle ? De ne pas aimer le spectacle ? Est-ce que je dois applaudir même si je n’ai pas aimé ? Ce sont des questions simples mais qui éloignent, ce sont des barrières invisibles qui empêchent de pousser la porte d’un théâtre ou d’un festival. À la place de l’habituelle soirée concert de clôture, tu as initié trois soirées concert-spectacle, coréalisées avec le Printemps de Bourges. Est-ce un premier pas pour laisser une place plus importante à la musique ou gagner un nouveau public ? Une bonne partie de l’élargissement du public ou son renouvellement ainsi que sa diversité se joue à travers la programmation, le type de spectacles et surtout en fonction des artistes qui portent les projets. On ne peut pas attendre de trouver une richesse, une diversité de la représentativité d’une société côté public si on ne la retrouve pas sur la scène. Nous sommes conscients que les musiques actuelles peuvent être une porte d’entrée dans le festival pour un public qui n’est pas nécessairement habitué à venir chez nous. La Maison Tellier & friends, Léonie Pernet, Silly Boy Blue sont des artistes de musique actuelle phénoménaux et en plus ils revisitent les albums mythiques Ziggy Stardust de Bowie, Transformers de Lou Red et Harvest de Neil Young. La liaison avec la langue anglaise, qui est à l’honneur cette année dans le festival, est une évidence avec ces trois albums mythiques de la pop anglo-saxonne. Cette collaboration avec le Printemps de Bourges va perdurer dans les prochaines années. Car ce qui nous relie à cette manifestation est qu’elle ne soit pas nécessairement qu’un lieu de diffusion du dernier album d’un artiste à la mode, mais un festival qui parie fortement sur l’émergence et sur la création. Ce qui est, je pense, encore plus difficile dans le domaine musical que dans les arts vivants parce que l’industrie exige une diffusion en permanence en festivals et en concerts qui n’est pas évidente. Donc s’associer à un festival de musiques actuelles de cette envergure et qui a cette démarche, c’est très important pour nous. La musique prend-elle une place plus importante dans les arts vivants ? Toi-même pour La Cerisaie, tu avais fait appel au musicien portugais Hélder Gonçalves et tu avais écrit les paroles des chansons jouées en live sur scène… Je ne serais pas capable de dire si elle est plus présente aujourd’hui qu’il y a dix ans. Disons que l’atmosphère informelle un peu libertaire du concert intéresse beaucoup d’artistes de théâtre et de danse, surtout quand ils sont face à certains codes formels. La musique — surtout actuelle — a cette capacité de très vite remettre en question ou faire disparaître certains codes et protocoles au profit du mélange de langage. En début de festival, G.r.o.o.v.e de Bintou Dembélé, qui mélange le hip-hop, le krump et les danses urbaines avec l’opéra, le baroque, en est un exemple flagrant. J’imagine les jeunes entrer dans le bâtiment même de l’Opéra. Dans un autre registre, Julie Deliquet mélange le cinéma et le théâtre en adaptant le film Welfare. Ces dispositifs interdisciplinaires sont de plus en plus présents dans les arts vivants, dans la danse, dans le théâtre, pour la performance. Je suis très curieux de voir comment tout cela va pouvoir constituer un répertoire. Par exemple, la façon dont Philippe Quesne va traiter Le Jardin des délices de Jérôme Bosch en tant que répertoire. Le rapport au répertoire ne doit pas être compris d’une façon étroite et disciplinaire simplement en rapport au passé et à l’histoire, au patrimoine artistique. Dans ce sens-là, le meilleur répertoire pour Gwenaëlle Morin, c’est Shakespeare. Pour d’autres artistes, ça peut-être la biographie de Virginia Woolf qui n’est pas un répertoire théâtral au sens strict du terme mais bien dans sa façon de faire du théâtre. Pourrais-tu conseiller des spectacles aux lecteurs de Ventilo, qui sont des jeunes ou éternels jeunes, curieux, festifs, férus de musique et de spectacle vivant ? C’est très difficile de me demander si j’aime plus ma mère ou mon père. (Rire). G.r.o.o.v.e de Bintou Dembélé, les concerts de La Maison Tellier & Friends, Léonie Pernet, Silly Boy Blue avec le Printemps de Bourges, Extension de Julien Gosselin. Et la dernière création d’Anne Teresa De Keersmaeker, à partir du blues avec une jeune musicienne belge, qui sur scène avec les danseurs, est absolument extraordinaire. Ce n’est pas un hasard que tu clôtures le festival avec ton By Heart, car il contient tout ce que tu viens d’énoncer… Bien sûr qu’en mettant By Heart à la fin du festival, il est possible d’y voir pas mal de fils invisibles entre ce spectacle et plusieurs aspects de la programmation. Ce n’était pas fait exprès puisque lorsque je l’ai créé il y a dix ans, je n’imaginais pas diriger un jour le Festival d’Avignon. By Heart est aussi le passeport de ma vie en France. Il m’a fait connaître à un public plus élargi alors qu’il n’était pas le premier spectacle que j’ai présenté chez vous. C’est celui dont j’ai donné le plus de représentation et que je joue toujours partout. Ce spectacle est une sorte "d’huile essentielle", pas simplement de mon théâtre, mais aussi de ma vision du théâtre. Ne serait-ce pas aussi une manière d’offrir à ta grand-mère, qui t’a inspiré By Heart, sa première fois dans la cour d’honneur ? Je dois dire que lorsque les gens me demandent si ce n’est pas un peu exagéré de me mettre en scène dans la cour d’honneur. Je leur réponds pour moi, oui peut-être… mais pas pour ma grand-mère, elle mérite sa place dans la cour d’honneur. Tu vas faire apprendre un nouveau sonnet aux dix participants volontaires sur scène. Peux-tu nous dévoiler un des vers ? Non je ne peux malheureusement pas ; par contre, je peux te dire qu’il y a une chose merveilleuse avec cette version du sonnet et cette nouvelle traduction de Françoise Morvan : que ce soit en français, en portugais ou en anglais, le dernier mot de la traduction est le mot fin. Je trouve cela absolument incroyable !
Propos recueillis par Marie Anezin