Alexandrie : futurs antérieurs au Mucem
Embarque sur le Nil
Au Mucem, l’exposition Alexandrie : futurs antérieurs revisite l’histoire de la ville égyptienne en associant la recherche archéologique et l’art contemporain. En tournant résolument le dos aux mythes qui lui sont traditionnellement associés, cette exposition permet une approche différente de cette ville du Proche-Orient.
Déjà en 2022, l’exposition Pharaons Superstars s’interrogeait sur la persistance de la mémoire et s’attelait à déconstruire certains mythes, dont celui de la reine Cléopâtre VII, dont le nom est à jamais associé à la capitale du royaume lagide. De Cléopâtre, il sera à nouveau brièvement question dans Alexandrie : futurs antérieurs, puisque son règne vient clore la dynastie ptolémaïque, mais c’est par une statue équestre du fondateur de la ville que s’ouvre le parcours de visite. Alexandrie est, en effet, un rêve devenu ville, celui d’Alexandre le Grand, couronné pharaon à son arrivée en Égypte en 331 avant JC. Dès le départ, il décide de fonder une ville cosmopolite ex nihilo pour contrôler le trafic commercial en Méditerranée orientale. Pour cela, son choix se porte sur une langue de sable coincée entre les eaux profondes de la Méditerranée et un lac salé sans eau douce qu’il faut faire venir du Nil par des canalisations et conserver dans des citernes, reproduites dans l’exposition — l’accès à l’eau est d’ailleurs toujours l’un des enjeux fondamentaux de la ville, comme en témoigne l’installation Water-Arm Series de l’artiste palestinienne Jumana Manna. À sa mort, Ptolémée, l’un de ses généraux, s’empare de la dépouille du roi macédonien et la fait inhumer à Alexandrie. Le mythe d’Alexandre est né, héros national revendiqué à la fois par la Grèce et la Macédoine du Nord comme le montre la sculpture contemporaine Gordian Knot, représentant le visage disloqué du souverain hellénistique. Les Romains ne sont pas en reste, bien qu’acteurs de la défaite de l’Égypte. Jules César et plus tard Auguste, vainqueur de Cléopâtre VII et de Marc-Antoine à la bataille d’Actium, visitent son tombeau, dont l’emplacement demeure encore aujourd’hui un mystère.
Contrairement à Rome, il reste aujourd’hui peu de vestiges de l’Alexandrie antique. Ravagée par un tsunami au quatrième siècle de notre ère, les matériaux de ses bâtiments furent sans cesse réemployés dans de nouvelles constructions. L’exemple le plus frappant est celui du célèbre phare sur l’île de Pharos, l’une des sept merveilles du monde antique, resté debout pendant près de seize siècles avant de succomber à un ultime tremblement de terre au XIVe siècle. Ses pierres furent réutilisées pour la construction du fort mamelouk de Qaitbay, toujours en place. Pour faire revivre la cité aux yeux du visiteur, l’exposition dévoile stèles, bijoux, statuettes et pièces de monnaie collectés dans les temples et les nécropoles restées intactes. Les somptueuses aquarelles de Jean-Claude Golvin permettent également au spectateur de s’imprégner de la réalité de ce que fut la ville.
Les rois et reines de la dynastie des Ptolémées ont eu l’intelligence politique de reprendre à leur compte la culture égyptienne séculaire. Ainsi, si leurs noms, Ptolémée, Arsinoé, Bérénice ou Cléopâtre, restent grecs, ils et elles adoptent une apparence tantôt pharaonique, tantôt hellène et perpétuent le statut divin du souverain ou de la souveraine. L’union royale entre frère et sœur, héritée de l’Égypte pharaonique, reste de mise. Le grec devient la langue administrative, les hiéroglyphes la langue religieuse, les temples sont entretenus voire restaurés. Alexandrie offre l’image d’une ville multiple, teintée d’influences égyptiennes, grecques ou proche-orientales. La cité se veut également lieu de rassemblement des savoirs : en témoigne le Mouseion, fondé au IVe siècle avant JC. Dédié aux Muses grecques, il traduit la volonté des Ptolémées de réunir en un même lieu l’ensemble des connaissances du monde, liant étroitement pouvoir et savoir.
La société multiculturelle voulue par les souverains lagides va de pair avec l’apparition d’un nouveau paysage religieux. Le dieu Sarapis (Osiris-Apis) devient dieu tutélaire d’Alexandrie. La trinité religieuse se compose désormais de Sarapis, de son épouse Isis et de leur fils Harpocrate. Isis prend une importance considérable en devenant déesse de la mer. L’iconographie se modifie également, en intégrant des éléments gréco-romains comme en témoigne une curieuse statuette de bronze représentant le pharaon sous les traits d’Horus et paré d’une cuirasse impériale romaine. À l’ère chrétienne, on transfère un symbole d’une religion à l’autre en inscrivant la croix du Christ dans la croix ânkh, symbole de vie.
En regard, l’exposition présente une œuvre de l’artiste alexandrine Mona Marzouk, commandée spécialement pour l’exposition. Conçue comme un musée dans le musée, cette peinture murale, Apparatus and Form, imite le langage utilisé dans la présentation muséologique de l’exposition.
Comme dit plus haut, il reste très peu de traces de la vie quotidienne des Alexandrins. En effet, les différentes occupations qui se sont succédé ont effacé les traces des habitations domestiques. Les rares vestiges émanent de riches maisons décorées de mosaïques, à l’instar d’un bracelet d’or serpentiforme datant de l’époque ptolémaïque. La Necropolis ou ville des morts, redécouverte en 1997, démontre l’assimilation des pratiques funéraires égyptiennes par les populations grecques et romaines. En miroir de cette partie de l’exposition est projeté le film Bahari du réalisateur égyptien Ahmed Ghoneimy, qui témoigne de l’échec de l’artiste à filmer la vie quotidienne dans un quartier pauvre de la capitale.
La dernière partie de l’exposition est consacrée au rayonnement de la cité au carrefour de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie. Bien que conquérants, les Romains succombent bien vite à l’égyptomanie, qui colonise les ornements des villas patriciennes. Prêtée exceptionnellement par le musée de Naples, une fresque provenant du temple d’Isis à Pompéi, inspirée d’un modèle produit à Alexandrie, présente la nymphe Io accueillie par Isis à Canope et illustre parfaitement la fusion des cultes. Les œuvres contemporaines de cette section interrogent l’influence d’Alexandrie sur d’autres zones géographiques, comme White Gold de Céline Condorelli, né d’une recherche menée par l’artiste sur l’histoire de l’industrie cotonnière égyptienne. En guise d’épilogue, dans un petit film de l’artiste égyptien Wael Shawky, Isles of the Blessed (Oops! I forgot Europe), une marionnette de terre cuite vient raconter en arabe l’histoire des îles des Bienheureux tirée de la mythologie grecque avec pour héros Cadmos et sa sœur Europe, enlevée par Zeus et laissée en Crète.
Auréolée de mythes et de légendes, Alexandrie occupe dans nos imaginaires une place importante. En revenant aux fondements archéologiques, loin de toute forme de romantisme, Alexandrie : futurs antérieurs permet de rectifier le regard du spectateur et de mieux appréhender la diversité culturelle de cette métropole de Méditerranée, à la fois lointaine et proche.
Isabelle Rainaldi
Alexandrie : futurs antérieurs : jusqu’au 8/05 au Mucem (7 promenade Robert Laffont, 2e).
Rens. : www.mucem.org