André Fortino – Nuit Flamme au FRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur
Images fortes
André Fortino expose son travail au FRAC dans le cadre d’Actoral et du partenariat entre le Fonds régional d’art contemporain et Montévidéo. Pour le spectateur, Nuit Flamme est une expérience rapide et sensible dont les effets secondaires le poursuivent jusque tard dans la nuit. En distordant le réel par une « reproductibilité technique » défaillante, les quelques secondes que nous livre l’artiste en disent long sur le personnage autant que sur nous-mêmes…
« On ne représente pas l’infini, on le produit. »
Yves Klein
Comment transmettre le plus fidèlement possible une expérience vécue ? Comment restituer au spectateur l’exact sentiment, la plus fidèle sensation ressentie devant un paysage, une situation, un désarroi, une joie, un désespoir… ? Telle est la question qui se pose à l’artiste en général et plus spécifiquement à André Fortino, adepte de sensations fortes et d’expériences irréversibles.
Provoquer une réaction, mettre le visiteur dans une situation qu’il vit directement peut se faire dans le cadre de la performance, lors de laquelle on participe à un moment où se jouent des sons, des odeurs… Un moment où l’on cesse parfois d’être spectateur pour appartenir totalement à ce qui est en train de se jouer, à l’image de ce personnage en bas à gauche de l’image dans la vidéo d’André Fortino Nuit Flamme proposée au plateau expérimental du FRAC. Une immersion totale du visiteur dans la pénombre propice à la vidéo diffusée sur la totalité du mur, le son participant au processus d’inclusion au cœur de cet infime instant pendant lequel on voit un jeune homme, torse nu, tenir une torche à la flamme vacillante sous son cou pour l’éloigner quelques secondes plus tard. Le temps est étiré à son maximum ; la scène n’a duré en réalité que quelques secondes, mais André Fortino l’allonge pour en faire une boucle. On lira par la suite que nous sommes en Inde, dans la Kerala, et que nous assistons à une cérémonie dite du culte de Theyyam pratiquée depuis plus de 800 ans, durant laquelle des hommes entrainés depuis l’enfance tentent d’établir une communication avec les dieux.
André Fortino, dont le travail rassemble une pratique du corps via la danse et la performance, que l’on sait également yogi, et qui œuvre aussi dans la peinture, le dessin et la vidéo, tente donc de relater ce moment, montrant ce qu’il a de plus étrange, voire d’inexplicable, par un travail intervenant sur le médium vidéo lui-même. Dans la distorsion mystérieuse de l’image qui s’évapore se créent des mouvements que l’on a du mal à expliquer et qu’un esprit peu rationnel attribuerait à des phénomènes paranormaux.
S’il a eu par le passé l’habitude de bousculer le regardeur, d’ébranler la bienséance, de choquer ou au moins de provoquer un sentiment de gêne devant certaines de ses vidéos ou pendant une performance, le travail d’André Fortino concourt à rendre le spectateur un peu plus vivant, conscient du moment présent, quittant sa zone de confort pour commencer à vivre pleinement la scène présentée. Vivant quand il avale, lors d’une performance, les images du livre Histoire de l’art de Ernst Gombrich imprimées sur papier azyme (Eat the Gombrich, 2008) ; vivant encore quand il transpire d’embarras devant quatre hommes à quatre pattes qui tirent la langue et louchent en poussant des bruits de bêtes (performance La domestication n’aura pas lieu, 2013) ; répugné donc vivant devant Fortino dans l’exercice d’une masturbation forcée face caméra, ou choqué quand l’artiste et son père s’envoient deux rails de coke dans un moment de complicité qui dérange (vidéo Traits d’union, 2007). Fasciné enfin quand l’artiste lui pose une question silencieuse dont il ignore la réponse, son visage plein cadre, les yeux dans les yeux avec le spectateur, sans un mot, sans une action, juste par le regard et le souffle de sa respiration (Tout Surgir, 2017, visible l’an passé à la galerie Territoires Partagés)…
« Le vide a toujours été ma préoccupation essentielle et je tiens pour assurer que dans le cœur aussi bien que dans le cœur de l’homme, il y a des feux qui brûlent. »
Yves Klein – Manifeste de l’Hôtel Chelsea
Ressentir au-delà de l’écran, ne plus être étranger à son environnement en l’abordant de tout son être et avec son corps, c’est l’une des expériences que Fortino peut vous faire vivre. En Inde, il filme des heures et des heures de rushes pour n’en garder que ces quelques secondes. Nous les livrer telles quelles n’aurait pas suffi à nous en faire sentir la singularité ; il fallait passer outre l’aspect documentaire, éviter d’ajouter des images à celles déjà emmagasinées dans notre mémoire visuelle, et faire œuvre plastique, c’est-à-dire opérer une transformation entre le réel et l’art. C’est en ralentissant à outrance le film, jusqu’à ce que le logiciel bugue, que les pixels s’affolent et laissent apparaître d’étonnants accidents dans l’image, que se retranscrit le souvenir de l’étrangeté vécue par l’artiste pendant le rituel. Nous y voilà : Klein, Beuys, Pollock, Anna Halprin, Jimmie Durham… les artistes auraient ils pour mission de nous ouvrir à d’autres mondes et d’envisager d’autres paradigmes que ceux d’un Occident désacralisé ?
« Certes, aucun des artistes ne se pense sans doute en sangoma des tribus Zoulou ou en magicien Yaqui, mais chacun de leurs travaux peut exprimer ces deux caractéristiques : celle de passeur, d’intermédiaire privilégié vers un autre monde, et, en même temps, celle de quelqu’un qui, dans sa singularité même, dit quelque chose de notre société tout entière, de sa nature profonde comme de ses tensions. » Laurent Devèze (directeur de l’ISBA et commissaire de l’exposition L’artiste est-il un chamane ? à L’Aspirateur – Lieu d’art contemporain de la ville de Narbonne, 2016)
Céline Ghisleri
André Fortino – Nuit Flamme : jusqu’au 5/01/2020 au FRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur (20 boulevard de Dunkerque, 2e).
Rens. : www.fracpaca.org
Exposition à visiter gratuitement le 15/11 de 18h à 22h dans le cadre de la Nocturne du FRAC.
Pour en (sa)voir plus : www.andrefortino.com