Les larmes du Prince - Glas de Anne-Valérie Gasc (détail de l’installation)

Anne-Valérie Gasc – Les Larmes du Prince à la galerie Gourvennec Ogor

Goutte que goutte

 

L’exposition personnelle d’Anne-Valérie Gasc à la galerie Gourvennec Ogor est l’un des temps forts du Printemps de l’Art Contemporain. Après Crash Box en 2014 à la Friche, on attendait l’artiste dans le vrombissement destructeur auquel elle nous avait habitués, mais c’est tout en délicatesse qu’elle revient. Sans pour pourtant avoir perdu son regard critique sur ce monde qui produit formes et bêtises plus vite qu’une imprimante 3D…

 

Le jour viendra où nous saurons nous passer des matériaux de construction. Désormais, c’est le but à atteindre qui dictera l’emploi des moyens, et non pas les moyens qui seront déterminants pour le but à atteindre. (Frei Otto)

L’exposition Les Larmes du Prince nous amène à découvrir les nouveaux chemins vers lesquels s’engage désormais Anne-Valérie Gasc, se détournant des explosions bruyantes et poussiéreuses pour les pulvérisations en puissance des petites larmes de verre chères au Prince Rupert… Les treize objets cristallins que l’on ne peut regarder qu’au travers de lunettes de sécurité (répondant au principe de précaution de rigueur) s’apparentent à la préciosité des collections d’objets délicats. Pourtant, ils tourmentent le visiteur de l’exposition, tout comme nous tourmentaient le compte à rebours Decazeville – 2012.08.01 – 11:00:00 en 2013, les Crash Box installées dans des immeubles prêts à être démolis entre 2011 et 2013, ou encore l’explosion du mur d’eau du Château d’Avignon en 2009. Ces larmes nous tourmentent, donc, car sommeillent en elles les tensions d’une matière contrariée dans ses changements d’état, menaçant d’exploser si la queue filamentaire de l’objet était rompue…
Avec ces larmes bataviques, petits rebus de verre aux formes aléatoires, Anne-Valérie Gasc joue des effets métaphoriques d’un objet dont le nom convoque un tout autre univers que celui qui concerne les sujets de prédilection de l’artiste, à savoir les systèmes et les organisations institutionnelles, sociales et politiques via leurs mises en formes architecturales, pointant du doigt « les défaillances du mondes » chères à Guillaume Mansart. Après s’être interrogée sur la fin des utopies des années 70 et des grands ensembles, de leur impasse sociale jusqu’à leur destruction, c’est aux utopies diaphanes qu’Anne-Valérie Gasc s’intéresse ici, à travers deux architectes allemands, Bruno Taut et Otto Frei. Le premier, connu pour son pavillon de verre à Cologne en 1914, mena entre 1919 et 1920 La Chaîne de verre, des échanges épistolaires entre treize architectes allemands autour de la conception d’une architecture expressionniste. Les treize pseudonymes utilisés par les différents interlocuteurs, dont Walter Gropius, sont gravés sur chaque tête des larmes de verre de l’exposition, comme autant de signes de déploration d’une utopie révolue. Des larmes versées par ceux souhaitant une architecture qui ferait fi des contraintes du matériau pour évoluer vers des formes distordues, voire biomorphiques, et qui pouvaient aller jusqu’à exprimer une émotion des plus emportées…
Anne-Valérie Gasc cherche ici à mettre en évidence les écueils d’une dématérialisation de l’architecture qui trouve sa source dans les utopies d’une architecture transparente, mais qui se traduit aujourd’hui par l’apologie du tout numérique. Une dématérialisation qui conduit à nier les principes physiques de la construction ou des matériaux, et qui tend vers une abstraction absurde des formes dictées par un logiciel, perdant tout ancrage dans une réalité qu’ont vite fait de rattraper les contingences concrètes de « l’habitologie » telle que la définissait Anti Lovag. En témoigne la série Surface Tension, composée de dix œuvres aux prémices de leurs développements. Trois pistes de travail que l’artiste développera mais qui, pour l’heure, se lisent d’une seule traite. Le regardeur fera de lui-même les liens entre la formation des bulles de savons (source d’inspiration pour Otto Frei dans les années 70), les « gribouillages » aléatoires d’un tracé dicté par un logiciel de dessin numérique et leur matérialisation en 3D, sorte de mini palais des glaces de fête foraine… Anne-Valérie Gasc pousse la machine (imprimante stéréolithographique) à la faute et à l’erreur, celle-ci ne pouvant exécuter les distorsions contenues dans les dessins et les messages numériques, posant les limites d’une architecture dominée par l’utilisation du virtuel.
Si Les Larmes du Prince nous révèlent quelque chose dans leur capacité à s’autodétruire sans prévenir et en dépit de la volonté de l’homme, c’est bien que la matière et les lois physiques la régissant dictent encore les règles de la négociation qui s’opère entre un architecte, ses formes et ses matériaux, tout comme elles gouvernent celles qu’entretiennent le sculpteur et la matière. Et si œuvre il y a, elle ne s’opère qu’au prix d’un travail et d’une réflexion qui prend en compte ces lois et les contourne, les détourne, sans jamais les omettre. La vie des formes dépend des matériaux dans lesquels elles naissent. « Les formes ne sont pas leur propre schéma, leur représentation dépouillée. Leur vie s’exerce dans un espace qui n’est pas le cadre abstrait de la géométrie ; elle prend corps dans la matière, par les outils, aux mains des hommes. C’est là qu’elles existent, et non ailleurs, c’est-à-dire dans un monde puissamment concret, puissamment divers. » (Henri Focillon, 1934)

Céline Ghisleri

 

Anne-Valérie Gasc – Les Larmes du Prince : jusqu’au 11/06 à la galerie Gourvennec Ogor (13 rue Duverger, 2e).
Rens. : 09 81 45 23 80 / www.galeriego.com