« Arrêtons le gaspillage » présenté dans divers lieux de la ville
Arrêtons le gaspillage
Fatigué, abîmé, délaissé, le monde du théâtre, se sentant voué au productivisme, s’insurge et nous le dit — deux rencontres philosophiques et pas moins de sept spectacles à l’appui.
Le temps, c’est de l’argent… Annoncé par ses co-directeurs comme un « mouvement d’irruption dans la saison pour s’insurger contre le dérèglement d’une économie du théâtre », Arrêtons le Gaspillage a créé une nouvelle temporalité dans le printemps marseillais, et dans une saison théâtrale globalement endormie. Sept spectacles ont ainsi vu la porte de quelques théâtres s’entrouvrir (les Bernardines, les Argonautes et Montévidéo…). A une époque où la question artistique se pose sur la place publique en termes de rentabilité économique, cette proposition réunit des spectacles qui ne sont pas des nouveautés, mais qui n’ont pas eu les opportunités nécessaires de trouver d’autres publics. Partant du constat qu’aujourd’hui, un spectacle de théâtre a une existence publique de trois à quatre représentations, impliquant donc un investissement temps-argent-créativité déraisonné, Alain Fourneau et Mireille Guerre ont ainsi proposé à ces spectacles de vivre une nouvelle étape de leur « existence ».
Ces sept spectacles furent l’occasion de discerner quelques tendances de la nouvelle génération scénique : des espaces et des plateaux utilisés avec maîtrise, des scénographies loin du dépouillement, une attention particulière portée aux costumes et des interprétations qui placent le corps au centre de leur travail, ne faisant du texte qu’une entrée sans que sa réception en soit l’aboutissement.
Pour ouvrir le bal, Mon corps est nul, de Laurent de Richemond, travaillant sur « la parole comme principe de vie », nous a fait entrer de plein fouet dans ce monde d’échanges complexes. Les corps sans fards exultent de mots qui s’entrechoquent. Entre gouttes d’eau et pluie torrentielle, le tumulte des monologues éclabousse les esprits et envahit l’espace. Le décor s’associe aux grincements cérébraux, les chaises à clous transpercent nos méninges, le flot de paroles se mêle aux expressions des corps, entre brutalité et douceur, improvisation et texte écrit, aliénation et réflexion.
Mais voilà le Service de nettoyage qui envahit d’autres lieux. Tout en astiquant, Valentina et Lorenzo nous parlent de leurs rêves d’enfant et de la réalité de leur quotidien. Mais frotter ne suffit plus, un seul travail devient impossible et les voilà qui imaginent alors des projets aussi fantasques que nécessaires : rédacteurs de lettre d’amour, service de destruction d’œuvres d’art ou location d’organes double… Drôle, empreinte d’une poésie quotidienne et d’une douce ironie sur le métier d’artiste, cette performance nous a emmenés dans les coulisses d’un monde qui a, lui aussi, sa propre culture d’entreprise.
La proposition de Thomas Fourneau — Early morning, création 2008 — a fait elle aussi l’ouverture de la manifestation, avec beaucoup de dynamisme, presque trop. En effet, si l’on est admiratif de l’adresse des comédiens à changer de rôle et à porter la pièce dans un rythme effréné, on pourra regretter l’interprétation trop vaudevillesque d’un texte d’Edward Bond fort critique envers les abus du pouvoir, qui disparaît au profit d’une approche plus ludique.
La proposition réussie d’Argyro Chioti et de sa compagnie Vasistas, Silence, apparaît quant à elle davantage « politique », dénonçant l’hyper structuration de notre société, l’écrasement de nos générations et de nos libertés individuelles par la multiplicité des règles de l’establishment, choisissant un mode choral en contradiction pertinente avec le silence imposé à nos cris de guerre et d’amour.
Le 20 novembre, proposition de Léo Maratrat, nous a permis de voir un comédien en devenir, certainement graine de star, mais dont le propos (un adolescent qui explique la tuerie dont il est l’auteur et son propre suicide sur son blog) ne nous a cependant pas convaincus dans sa mise en scène, se voulant réaliste mais ne se révélant pas complètement authentique.
Le projet d’Aurélie Leroux, Tâtez-là si j’ai le cœur qui bat, fut la création collective aboutie d’une mise en jeu d’émotions propres à l’esthétique des dramaturges russes du XXe siècle. Formidablement bien interprétée, dans un temps de représentation totalement maîtrisé, la pièce nous emmène dans des sentiments poétiques et des émotions s’égarant néanmoins quelque peu, faute d’être soutenus par une véritable proposition textuelle.
Oui, mais voilà, c’est tout le pari de l’aventure d’Arrêtons le gaspillage : faire autre chose que consommer, cesser d’en vouloir pour son argent, de vouloir gagner du temps. En s’érigeant contre ces principes capitalistes modernes, et en nous proposant par ailleurs des rencontres philosophiques fort instructives, la programmation a donné les outils pour se rappeler qu’aller au théâtre et être spectateur, c’est oser. Oser le risque de l’insatisfaction immédiate pour que quelques perles s’immiscent dans le paysage de notre imagination.
Texte : Pascale Arnichand et Joanna Selvidès
Photo : Service de nettoyage © Alain Battiloro
« Arrêtons le gaspillage » était présenté du 18/03 au 3/04 dans divers lieux de la ville