Attachements d’Alice Bienassis

Millefeuille | Attachements d’Alice Bienassis

Vague à bondage

 

Pour son premier roman graphique, Attachements, publié aux éditions Lapin, Alice Bienassis questionne les notions de confiance, de plaisir et de rapport de domination autour de la pratique du kinbaku. À mi-chemin entre le documentaire, la bande dessinée et le récit de vie, quatre protagonistes nous font évoluer avec eux dans le but de démystifier une pratique encore méconnue.

 

 

C’est dans un univers de noirs et blancs, de notes de gris légèrement bleutées, que nous accueille l’autrice marseillaise. L’attention portée à la texture du livre en tant qu’objet nous annonce que ce qui va suivre va déconstruire les préconçus de nos sensations.

La première histoire reste relativement classique : une femme engoncée dans un travail de bureau cherche à bousculer son quotidien. Elle passe la porte du Morozoff, assiste à sa première performance de shibari ou kinbaku. La question de définition, tout d’abord se pose. Quel terme doit-on privilégier ? Il semblerait que la différence entre le shibari, terme plus largement utilisé en France, et le kinbaku, plus érudit, réside en sa finalité. Quand le shibari désigne la technique d’attachement qui peut tout aussi bien s’appliquer sur un sujet vivant que sur un objet, le kinbaku implique nécessairement un échange émotionnel entre deux personnes. Le paysage en fond comme un décor, nous sommes plongés dans les réflexions de la protagoniste, des images qui surgissent en elle, de la Vénus restaurée de Man Ray aux installations électriques que l’on peut apercevoir sur les toits indiens, transmettant l’énergie.

L’autrice évoque également Haruki Yukimura, rigger de renom, et que l’on a pu voir dans la sélection officielle du FID à Marseille en 2007, en performance avec Nana-Chan. La douceur de ses gestes, accentuée par les choix de montages et de points de vue du réalisateur Xavier Brillat, nous éloignait alors de l’évidence voyeuriste. Ici, l’esthétique du documentaire, à peine voilée, que l’autrice emprunte, nous amène à prendre une certaine distance. Ses pratiques artistiques, notamment l’élaboration du documentaire sur le stage Riposte, l’ont amenée à réfléchir sur les différentes manifestations de la culture du viol. Cette pratique est-elle opposée à la notion que l’on se fait du féminisme ? Les relations qui se créent entre les pratiquants nous interrogent sur la notion de genre, mais aussi de confiance, de performance sexuelle. Car l’érotisme se situe ici dans l’entrave, dans la sensation du picotement de la peau, du ralentissement de la circulation de notre sang, dans la réadaptation progressive de notre respiration. Chaque muscle, chaque tendon, chaque fibre de ces corps, minutieusement esquissés, cherche à se frayer un nouveau chemin dans la tension des cordes, dans la morsure de la chair abimée. Mais quelle limite à la douleur ? Ces cordes qui constituent une extension de corps de l’autre nous rappellent que les rapports de domination sont parfois complexes. En témoigne l’origine du kinbaku, considéré comme un art durant l’ère Edo. Il était hérité du hojojutsu, technique qui consistait à attacher les prisonniers, et c’est à partir de cet art utilisé par les autorités qu’est née cette pratique, revisitée par les artistes. Alice Bienassis nous précise qu’il s’intègre également dans un système de contrôle politique des masses et du rapport à l’étranger. Peut-être, comme le suggère un personnage, faudrait-il le considérer comme une conversation, sans tomber dans le piège de l’engouement pour l’exotisme japonais, qui prône une discipline si différente de notre propre histoire. L’attachement, paradoxalement, pourrait nous apporter cet espace de liberté nécessaire à chacun.

 

Laura Legeay

 

Dans les bacs : Attachements d’Alice Bienassis (Éditions Lapin)

Rens. : www.lapin.org

Pour en (sa)voir plus : alicebienassis.com