Bernard Stiegler était notre ami. Il ne nous connaissait pas, mais nous lisions ses livres, nous écoutions ses conférences, nous suivions ses cours en ligne. Le 5 août 2020, il s’est éteint et il nous manque. Il nous aidait à penser, y compris dans la disruption.
Il n’aurait peut-être pas aimé voir son portrait en une d’un magazine — fut-il culturel et gratuit — à la manière d’une icône pop. Lui qui a tant écrit sur les médias audiovisuels, il ne les fréquentait pas beaucoup, laissant à d’autres le jeu de la parade médiatique.
On l’a dit difficile à lire. C’est vrai. Mais si la lecture est accompagnée des nombreuses conférences ou entretiens que l’on trouve en ligne, son discours devient lumineux. Sa philosophie est concrète et active. Penser le monde signifie pour lui en prendre soin — le panser (Qu’appelle-t-on panser?) — d’où par exemple ses expériences sociales autour de la question du travail et du revenu contributif à Plaine commune.
Alors qu’une révolution s’est produite — la digitalisation du monde — entre ses premiers textes et les derniers, aucun de ses écrits ne s’en est trouvé déclassé. Bien au contraire, ce penseur de la technique comme pharmakon comprenait mieux que quiconque ce qui nous arrive aujourd’hui. Les trois tomes de La Technique et le temps, écrits dans les années 90, ont d’ailleurs été réédités récemment.
Si ses luttes — notamment pour faire de l’internet un espace de partage du savoir plutôt qu’une bourse à l’attention — n’ont pas emporté de victoire massive, le combat n’est pas terminé pour autant. Stiegler n’appartient pas au passé. Il nous laisse des outils conceptuels pour panser/penser. À nous de travailler avec. L’emploi est mort, vive le travail.
Faire vivre la paensée de Stiegler, c’est l’une des ambitions d’Alphabetville, espace de recherche marseillais dirigé par Colette Tron, qui a invité le philosophe à maintes reprises. Le temps d’un week-end, quelques lecteurs, philosophes et artistes lui rendront un hommage amical à la Fondation Vasarely à Aix-en-Provence, autour de concerts, lectures, installations, performances, et film.
Une amorce, pour se ressaisir après les États de choc, et se remettre, chacun à sa manière, au travail.
Pascal Navarro