Bamako – (France/Mali – 1h56) d’Abderrahmane Sissako avec Aïssa Maïga, Tiécoura Traoré…
L’an dernier, à la faveur d’un réjouissant bouche-à-oreille, l’exemplaire et passionnant documentaire d’Hubert Sauper, Le cauchemar de Darwin, était vu par… (lire la suite)
La raison du plus faible
L’an dernier, à la faveur d’un réjouissant bouche-à-oreille, l’exemplaire et passionnant documentaire d’Hubert Sauper, Le cauchemar de Darwin, était vu par plus de 300 000 spectateurs et recevait le César du meilleur premier film. A défaut de bouleverser l’ordre mondial, ce succès éveillait les consciences. Dans tous ses entretiens, le réalisateur autrichien n’omettait jamais de signaler que sa démarche était microéconomique, à savoir qu’à travers son enquête sur le commerce de la perche du Nil, il s’était focalisé sur un cas précis du dysfonctionnement de la mondialisation et de la folie de l’ultralibéralisme, mais que son constat aurait été tout aussi alarmant dans d’autres zones géographiques et pour de multiples secteurs économiques.
La démarche à la fois artistique et politique d’Abderrahamane Sissako résonne comme un écho à l’enquête minutieuse de Sauper, mais elle s’inscrit tout en finesse dans un cadre bien plus général, que l’on peut donc qualifier de macroéconomique. « Face à la gravité de la situation africaine, j’ai ressenti une forme d’urgence à évoquer l’hypocrisie du Nord vis-à-vis des pays du Sud. » Pour cela, le réalisateur mauritanien use de la parabole et nous convie, dans la cour d’une maison d’un quartier populaire, au procès de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI). Le tout avec de vrais professionnels de la justice et de vrais témoins, victimes des politiques désastreuses « d’ajustement structurel », dont les règles sont fixées par les pays riches : suppression des subventions de l’Etat pour l’agriculture et le textile, démantèlement et privatisation des services publics, licenciement des instituteurs et des médecins… Aucune lourdeur, aucune lenteur dans cet audacieux dispositif : le constat est édifiant et le sujet passionnant de bout en bout, d’autant que Sissako l’articule autour de plusieurs récits plus « intimes » qui élargissent son propos tout en l’illustrant. On navigue ainsi entre documentaire et fiction, avec ce sentiment rare et précieux de voir une œuvre unique et essentielle, qui devrait toucher aussi bien les amoureux de l’Afrique que les sympathisants d’Attac et les cinéphiles. On ne peut donc que s’interroger sur sa présentation hors compétition au dernier festival de Cannes, d’une part parce qu’il n’y avait pas d’autres œuvres africaines dans la sélection, d’autre part parce qu’auréolé d’un prix prestigieux, Bamako aurait bénéficié d’une meilleure exposition. Enfin, et surtout, parce qu’il était sans nul doute l’un des rares films de la cuvée 2006 à offrir aux cinéphiles la combinaison idéale, à savoir exigence formelle, originalité narrative et pertinence du propos.
Bertrand Epitalon