Bernard Aubertin – À feu et à sang au Bonisson Art Center
Le coin du miroir (1)
Installé au cœur de la campagne aixoise, le Bonisson Art Center réunit les amateurs d’art abstrait et les œnophiles. Au-delà des liens qui unissent communément l’art et le luxueux marché des bonnes bouteilles, le maitre des lieux dépasse les clivages et tente un vrai travail d’irrigation en ancrant son projet artistique dans un territoire.
C’est à Rognes que Christian Le Dorze et sa famille ont élu domicile et rachètent il y a quelques années le Château Bonisson, sur lequel il exploite, avec sa fille, dix hectares de vignes en appellation AOC Coteaux d’Aix-en-Provence. Un projet écosophique, inscrit dans une déontologie qui promeut un vin en agriculture biologique « de qualité, d’authenticité, de naturalité et de partage. »
Mais c’est moins le domaine viticole que la possibilité d’y établir un conséquent white cube de 300 m2 qui séduira Christian Le Dorze lors de sa visite au Château Bonisson. Bourguignon d’origine, le propriétaire, « médecin entrepreneur de talent » comme titre un journaliste, raconte son initiation à l’art contemporain, issue d’une rencontre avec Xavier Douroux et l’équipe du Consortium de Dijon. Nous sommes dans les années 80, Xavier Douroux est alors l’une des personnalités les plus importantes du milieu de l’art contemporain en France. Il expose des artistes de renom comme Olivier Mosset, Daniel Buren, Christian Boltanski, Bertrand Lavier, et accompagne les premiers pas de Yan Pei-Ming, Pierre Huygue, Liam Gillick, Philippe Parreno, Dominique Gonzales Foerster, Sarah Morris ou Mark Handforth.
Théoricien (L’Art sans le capitalisme), commissaire (Biennale de Lyon C’est arrivé demain) et directeur de lieux incontournables (le Consortium et la Fondation Vasarely), Xavier Douroux est un homme de conviction, porté par une certaine idée de l’intérêt général et du bien commun. Il s’engage dès la première heure dans le programme des Nouveaux commanditaires(2) au côté de son ami François Hers, et rappellera souvent qu’il faut initier les chefs d’entreprise à l’art contemporain et les inciter à s’y investir…
C’est donc de toute une philosophie dont hérite Christian Le Dorze, au contact d’un mentor qui lui aura permis de faire la connaissance des plus grands artistes de notre époque, mais qui lui aura surtout transmis une certaine conviction du bien-fondé de la démocratisation de l’art. Certes, l’art contemporain est collectionné, il fait parfois l’objet de spéculation financière et sert aussi à la défiscalisation des plus grosses fortunes du monde. Mais n’omettons pas de rappeler qu’il est également enseigné dans toutes les écoles de France grâce aux chemins tracés par le PEAC(3), le parcours d’éducation artistique et culturelle, particulièrement important dans ce qu’on appelle les « zones blanches » comme la campagne rognenque, des territoires ruraux éloignés de l’offre artistique et culturelle. L’importance de cette éducation artistique, au-delà de la question culturelle, contribue à former le citoyen de demain en développant ce que Martha Nussbaum nomme les émotions démocratiques(4)) : éduquer les enfants à l’empathie et la compréhension de l’autre grâce à l’œuvre d’art et en appuyant notre système éducatif sur l’enseignement artistique.
Christian Le Dorze est donc un collectionneur, un grand amateur d’art géométrique, d’art optique et cinétique, mais c’est surtout lui qui se charge de transmettre aux enfants des écoles de Rognes et des environs sa passion, en s’adonnant à l’exercice de la médiation pour les œuvres lumineuses de Michel Verjux, les anamorphoses de Georges Rousse ou les tableaux de Bernard Aubertin avec une grande pédagogie…
Depuis son ouverture il y a près d’un an, le centre d’art décline une programmation ancrée dans l’histoire de l’art abstrait auquel le Bonisson Art Center offrira au fil des années un écrin prestigieux. Il le dédie à des formes artistiques moins promues par les centres d’art ces dix dernières années parce que l’époque actuelle valorise moins un art qui interroge ses propres formes qu’une œuvre qui participe au tumulte sociétal. On retrouvera ainsi au Bonisson Art Center différentes expositions dédiées à un art qui dans ses origines se pensait révolutionnaire, étendard d’un langage universel, combattant les discriminations que représentent encore aujourd’hui l’absence de références et le manque de manipulation du langage plastique et iconographique de l’art figuratif. L’art abstrait, le constructivisme se voulait être un art pour tous, il s’appréhendait au temps des avant-gardes russes sans connaissances préalables…
« L’art n’est pas expression mais connaissance, on n’a pas quelque chose à dire, on peut seulement être. »
— Bernard Aubertin
Les quatre salles du centre sont actuellement dédiées à Bernard Aubertin, figure emblématique du groupe ZERO(5), dont le commissaire, le galeriste Jean Brolly, a accompagné l’artiste pendant une dizaine d’années. À feu et à sang présente les séries emblématiques des tableaux rouges flamboyants, feu, or… Le spectateur y découvrira l’approche sensuelle et textuelle de la peinture dans des monochromes qui peuvent se décrire comme des tentatives de rendre compte de la matérialité de la peinture, des expériences entre les éléments, la couleur et la matière lorsque celle-ci est appliquée à la spatule, au dos de petite cuillère, ou agencée en réseau linéaire par l’ordonnancement de clous ou d’allumettes. Aubertin aura lui aussi fait une rencontre décisive, en 1956, lorsqu’il est invité dans l’atelier d’Yves Klein et tombe dans les abîmes de la couleur pure, « Aussi belle que dans le pot », disait Frank Stella…
Si le Bonisson Art Center a déjà fait sa place dans les parcours de l’art contemporain de la région, en intégrant notamment le réseau Plein Sud, il annonce une programmation ambitieuse, qui s’appuie essentiellement sur des artistes historiques. On y retrouvera prochainement l’artiste argentin Julio Le Parc, membre du GRAV(6), l’un des maitres de l’art cinétique dont on se souvient de l’exposition au Palais de Tokyo en 2013.
Gageons que le centre d’art saura associer l’histoire de l’art à la création contemporaine et faire ruisseler sur les artistes du territoire l’aura des maitres de l’art abstrait.
Céline Ghisleri
Bernard Aubertin – À feu et à sang : jusqu’au 13/02/2022 au Bonisson Art Center (177 route des Mauvares, Rognes).
Rens. : 04 42 66 90 20 / www.bonisson.com
Notes
- Créée par Xavier Douroux et Franck Gautherot au sein des structures alternatives des années 70, l’association Le Coin Du Miroir gère le centre d’art contemporain dijonnais Le Consortium depuis la fin des années 70.[↩]
- Programme de commande publique de la Fondation de France[↩]
- Grand projet d’Aurélie Filippetti, ministre de la Culture, le parcours d’éducation artistique et culturelle (PEAC) met en cohérence la formation des élèves du primaire au secondaire, et sur l’ensemble des temps éducatifs : scolaire, périscolaire et extra-scolaire. Éducation à l’art et par l’art, le PEAC s’appuie sur trois piliers : les enseignements artistiques, les rencontres avec les artistes & les œuvres, et les pratiques artistiques.[↩]
- Martha Nussbaum, Les Émotions démocratiques (Flammarion[↩]
- Groupe avec Otto Piene, Heinz Mack, et Günther Uecker[↩]
- Groupe de recherche d’art visuel[↩]