Biennale des Ecritures du Réel
L’Interview
Michel André et Florence Lloret
Une Biennale des Ecritures du Réel ? Joyeuse et ambitieuse proposition initiée par la Cité, réunissant près de cinquante manifestations en collaboration avec (presque) tout Marseille. Mais que sont ces écritures au juste ? Est-il possible de définir le réel ? Et si oui, comment ? Autant de questions auxquelles ont bien voulu répondre la cinéaste Florence Lloret et le metteur en scène et comédien Michel André, co-directeurs de la Maison de théâtre marseillaise, offrant un éclairage particulièrement intéressant sur les contours de leurs recherches, aux frontières de l’art et de la société.
Tout d’abord, pourriez-vous présenter la Cité ?
Michel André : On cherchait un lieu pour la création d’un spectacle sur les croisements entre artistes professionnels et artistes amateurs. C’est vraiment ce qu’essaie d’être ce lieu ; ce n’est pas un théâtre mais plutôt un lieu de fabrique où l’on se questionne sur de nouveaux dialogues entre art et société, entre la place des artistes et celle des spectateurs. Nous sommes dans une réflexion sur le spectateur agissant, c’est-à-dire s’inscrivant dans les processus de création des artistes.
Florence Lloret : On travaille sur la relation entre centre et périphérie, et ce lieu au cœur de la ville permet de croiser les publics, de désenclaver, de réunir des gens.
Vous accueillez des spectacles mais en programmez-vous aussi ?
FL : On ne fait pas de programmation ; on accueille des artistes en résidence qui sont, pour beaucoup, implantés à Marseille. Le lieu s’est peu à peu centré sur la question des écritures du réel, d’où le nom de cette recherche et ce partage des expériences et des savoirs. On développe aussi tout un travail d’ateliers ouverts aux populations, que ce soit dans les murs du théâtre ou dans des quartiers de la ville. En plus de ces deux grands axes de travail, on propose des « soirées de partage des expériences et des pensées », où l’on invite des philosophes et des artistes à dérouler le temps d’une soirée leurs sujets de recherche.
Quelle est votre place dans le paysage marseillais ?
FL : Notre souci est de rester en relation avec la population de cette ville, faire en sorte d’avoir une diversité du public qui soit à l’image de notre société. Ne pas s’enfermer dans notre lieu, mais continuer à aller à la rencontre des gens et à développer des partenariats avec des écoles, des lycées, des maisons de quartier… Le lieu est un espace de recherche et de fabrication partagé avec le plus grand nombre. C’est d’ailleurs le sous-titre qu’on lui a donné : « La Cité maison de théâtre, Espace de récit commun ».
MA : J’ai juste une image… Une cuisine où des personnes font à manger pour d’autres qui attendent d’être servies dans le salon… L’idée ici, c’est que la Cité est une cuisine où l’on fabrique les repas pour les manger tous ensemble.
Comment définiriez-vous les écritures du réel ? S’opposent-elles à la fiction ?
FL : Non… Elles portent l’idée de rester en relation avec le réel et le monde. On parle d’écritures, qui entrent obligatoirement dans l’espace de la fiction puisque le réel en soi est insaisissable… Ce n’est pas le réel qui est mis sur le plateau, mais son écriture, qui vient de quelqu’un. Il y a dans le dispositif de fiction une imprégnation du réel, mais il s’agit souvent d’un auteur qui construit seul sa représentation et livre quelque chose de fini, de fermé. Se revendiquer des écritures du réel, c’est forcément faire un geste plus incertain, plus ouvert… Ce dont on se rend compte, c’est que la frontière acteur/spectateur est vrillée par nos dispositifs de travail. Parce que sur le plateau, il n’y a pas forcément des acteurs professionnels, mais des gens qui pourraient être dans la salle…
C’est une manière d’être au plus proche de l’actualité sociale et politique…
FL : Forcément… Quand on dit rester en prise avec le réel, ça signifie qu’on est traversé par les soubresauts du monde qui nous entoure, par ses tensions…
MA : Je rajouterais que le réel dans sa mise à l’épreuve invite toujours à jouer avec les autres. C’est la relation de personne à personne qui construit l’écriture.
L’art est par essence une transposition du réel. En quoi ces écritures se réinscrivent-elles dans le geste artistique ?
MA : Elles re-fabriquent de l’art simplement parce qu’elles tentent de nouveaux chemins. On sort depuis quelques années de l’artiste autocentré, d’où le sous-titre de la Biennale : « Regarder le monde avec les yeux des autres ». On cherche à multiplier les regards… Le réel pour le réel est éteint, fixe. Ce qui nous intéresse, c’est le mouvement, le rapport, la distance. C’est ce mouvement qui est en scène, et non plus le constat.
Pourquoi avoir créé cette Biennale?
MA : J’en avais envie parce qu’il me semble qu’à Marseille, il y a des poches d’intelligence, que ce soit en théâtre, littérature, cinéma… Il y a des festivals du documentaire, des écritures contemporaines, des associations qui travaillent sur les croisements entre cinéma et écriture comme Peuple & Culture… On vit dans un territoire où tous les jours, à nos côtés, des personnes pensent, s’inscrivent dans la ville, la réfléchissent… Il y a donc une formidable stimulation à créer une plateforme de collaboration, qui puisse nous nourrir et nous faire avancer.
Une thématique se dégage-t-elle de la programmation ?
FL : Il y en a plusieurs en fait. Le fond commun, c’est cette relation au réel, et la relation entre artistes et penseurs, l’idée des savoirs partagés, la mise en œuvre d’une « intelligence collective », comme l’appelle Bernard Stiegler (ndlr : passionnant philosophe invité dans le cadre de la manifestation). On a ensuite dégagé plusieurs grandes thématiques, autour desquelles on a articulé le programme, toujours dans l’idée de laisser chacun développer sa manière d’entrer dans la question.
Comment vous inscrivez-vous dans l’évènement en tant qu’artistes ?
FL : On va proposer la dernière création de la compagnie, L’Alphabet des oubliés, que je mettrai en scène et dans laquelle Michel va jouer. Cette création, réalisée à partir de l’expérience d’écriture avec des enfants du poète Patrick Laupin, a quelque chose d’emblématique de notre démarche, aussi bien à la Cité que dans la Biennale.
La Cité accompagne-t-elle aussi d’autres projets ?
FL : On accompagne des artistes tout au long de l’année ; la Biennale est l’occasion de donner une visibilité à leur travail, même quand les objets ne sont pas forcément finis. Pour moi, ces écritures du réel sont un espace d’invention de formes nouvelles. En témoignent le travail de Xavier Marchand avec les Roms, Charles-Eric Petit à qui l’on a fait une commande d’écriture sur la crise, Maude Buinoud en immersion dans un collège depuis un an et demi, les artistes de Chemin Faisant qui travaillent avec les habitants de trois quartiers de la ville… Bref, la Biennale n’est pas un « coup », mais un temps de partage avec des artistes accompagnés sur du long terme.
Qu’est-ce qui vous fera dire que cette première édition aura atteint son objectif ?
MA : A la fois les conversations et la multiplicité des points de vue que l’on va en retirer. Mais aussi la participation des spectateurs et tout ce maillage qu’on essaie de créer entre le monde des sciences et des arts… Comment cela va-t-il prendre forme ? Et puis les envies des uns et des autres à nous rejoindre, car nous ne sommes pas les propriétaires de cette Biennale : nous essayons d’œuvrer à un espace collaboratif entre artistes, responsables artistiques, responsables d’école, enseignants… C’est tout le fruit de ces dialogues qui nous fera dire que… c’est juste.
FL : Oui… Et aussi le parcours sensible, poétique, que le public va faire au fil des différentes propositions.
On a donc une Biennale en 2012, une autre en 2014. Et Marseille Provence 2013 dans tout ça ?
FL : On ne se situe pas dans une logique évènementielle. MP 2013 va être un moment fort, un focus sur la ville, une espèce de feu d’artifice. Nous, on est dans un travail de fond, aussi bien dans l’accompagnement des artistes qu’avec les collaborations mises en œuvre pour cette Biennale.
Propos recueillis par Diane Calis
Biennale des Ecritures du Réel : du 14/03 au 7/04 à Marseille (ainsi qu’à Aix-en-Provence, Avignon et Cavaillon).
Rens. La Cité : 04 91 53 95 61 / www.maisondetheatre.com