Curiosity © Sigrun Sauerzapfe

Biennale des écritures du réel

L’Interview
Florence Lloret (Théâtre la Cité)

 

« Comment se regarder ? Que fabriquer ensemble ? » Telles sont les questions qui animent au quotidien l’équipe du Théâtre La Cité. La même équipe qui propose un temps fort biennal autour des écritures du réel, afin de faire « dialoguer créations artistiques et enjeux de société, artistes, chercheurs et public ». A quelques jours de l’ouverture de la troisième édition, rencontre avec la cinéaste Florence Lloret, directrice artistique du lieu et du projet.

 

Comment est née la Biennale, d’après quel constat ?
Le Théâtre la Cité est essentiellement un lieu de fabrique avec des ateliers, des artistes accueillis en résidence et des productions. Nous voulions un temps fort pour donner une visibilité aux différents chantiers de création qu’on pouvait mener, créer du lien entre les artistes et les amateurs impliqués, se sentir pris dans une dynamique commune et non pas chacun de son côté avec son projet. On s’est dit aussi que ce serait bien d’élargir ce champ relationnel au pays et à l’étranger, en invitant des artistes dont le travail nous intéresse. C’est un moment fédérateur fort dans la ville nous permettant d’impliquer tous les partenaires éducatifs, sociaux et les lieux, un désir de créer en commun, un moment de circulation du public.

 

Comment peut-on définir les écritures du réel, est-ce du théâtre documentaire ?
Nous n’avons pas choisi cette appellation parce que ça nous paraissait trop restrictif ; derrière, on voit « document », « travail d’enquête », « constat ». L’écriture du réel n’est pas dans le constat, mais dans un double mouvement qui serait de témoigner de notre monde tout en le réinventant : à partir du moment où on le parle, on le réinvente. On ne veut pas s’enfermer dans le constat des réalités qui vont être montrées sur la scène. D’autant que dans le réel, il y a ce qu’on dit et ce qu’on voudrait dire, il y a du plein et du creux. Le terme permet que des artistes de différentes disciplines travaillent et mêlent leurs pratiques : théâtre, photo, danse, cinéma… Nous pratiquons cela depuis dix ans et ça s’est vite trouvé en convergence avec un mouvement national important dans les théâtres : sortir d’une logique de répertoire et être dans l’invention d’un répertoire contemporain. Comment se raconter et raconter le monde aujourd’hui. Le choix de travail que l’on a fait ici est de dire que si l’on veut parler de notre monde, on ne peut pas le parler seuls, nous artistes. L’idée est d’inviter les gens qui nous entourent à participer à l’écriture de récits témoignant de l’autre et du monde. C’est le deuxième axe fort de notre travail : inscrire les gens dans la recherche et la création. Sur cette édition, il y a environ 250 personnes de Marseille qui, d’une manière ou d’une autre, ont contribué aux différentes formes présentées. Pas simplement pour parler de la ville comme c’est le cas avec « Chemin faisant », mais aussi pour parler de leur expérience du travail, comme dans To burn or not, le spectacle de Michel André, où des citoyens comédiens travaillent depuis trois ans sur l’évolution de leur relation au travail et, partant de la réalité vécue, témoignent des traversées, des aspirations de chacun, en plus d’un travail d’enquêtes et de lectures d’ouvrages sur le monde du travail.

 

A propos, dans une sorte de « visée émancipatrice », s’agit-il aussi de délirer le réel ?
De le rêver en tout cas oui, c’est pour ça qu’il ne s’agit pas seulement de témoigner de notre monde, mais aussi de le réinventer. C’est une question très présente, le geste d’écriture ne reste pas enfermé dans des aplats factuels mais part très vite dans plein de directions. Le simple fait de se mettre en présence sur un plateau et de se mettre au travail ensemble est déjà une situation extraordinaire et hors réalité ; se questionner sur quel théâtre on va inventer car tout est à construire et se construit dans un même mouvement : l’écriture, la dramaturgie, le jeu. Forcément, ça réinvente tout, y compris la perception du réel ; c’est comme une première fois et ça nous déplace les uns les autres en rejaillissant sur les spectateurs. C’est une traversée vivante, on ne sait pas ce qu’on va voir comme pour une énième mise en scène des Femmes savantes ; pour le spectateur, c’est une invitation singulière.

 

Vous sentez-vous proche du socio-culturel, vous en démarquez-vous ou acceptez-vous ce versant qui fut très critiqué dans les années 70/80 ?
Plutôt de l’éducation populaire, dont on serait peut-être les héritiers, car elle a à cœur de partager la question de l’art et de la création avec le plus grand nombre. Mais l’on s’en démarque dans la mesure où l’on ne démissionnera jamais sur la question de l’art. Tous les intervenants sont des artistes et ce qui est proposé est porté avec énormément d’exigence par tout le monde. C’est vrai qu’il y a eu une tendance à un moment d’être moins soucieux de la forme, de l’écriture et de la rigueur. On cherche à ne pas tout mélanger, par exemple avec les centres sociaux, plutôt à collaborer, à trouver des endroits de convergence de nos intérêts, de nos désirs et de nos pratiques professionnelles. On ne devient pas éducateurs et les éducateurs ne deviennent pas artistes, l’objectif n’est pas à cet endroit-là, car on reste arrimé à la question de l’art. Nous ne cherchons pas à soigner mais à créer, et l’on s’aperçoit que parfois, ça soigne. On cherche aussi comment renouveler les formes théâtrales en travaillant ensemble.

 

Quelques spectacles à mettre en avant ?
Sur Il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas, un groupe d’artistes travaille avec des enfants sur le plateau, ils inventent ensemble la dramaturgie, la langue, la manière de jouer, d’être face au public qui leur appartient et qui est très singulière. Pour To burn or not, c’est pareil, ils sont auteurs acteurs non professionnels des formes qu’ils s’inventent. Dentelles et Taffetas, de l’auteur et metteur en scène Julien Mabiala Bissila, raconte la vie du quartier de Saint Mauron. S’étant rendu compte qu’il n’avait quasiment accès qu’à une parole d’homme, il a fait la connaissance d’une couturière qu’il a décidé d’inviter sur scène avec lui. Elle passe du statut de personne à celui de personnage racontant sa vie, son quartier. Les formes s’inventent à chaque fois par rapport à l’expérience menée. David Lescot, lui, est au plus près des témoignages qu’il a recueillis pour La Commission centrale de l’enfance et Ceux qui restent, qui seront dits par des acteurs professionnels devenant les « passeurs » de ces histoires. On va avoir des choses très différentes avec Alexandra Badea et Stéphanie Lupo, deux performeuses qui travaillent sur elles, entremêlant vie intime et actualité. Et dans toute la partie « Ecritures a vif », ce sont des auteurs acteurs. Dans les écritures du réel, l’écriture est rarement séparée du geste de mise en scène, c’est soit une écriture de plateau qui se remet en jeu constamment, soit une collecte et un montage de matériaux puis une mise en jeu. Jérôme Bel réalise quant à lui une histoire de la danse par les danseurs eux-mêmes, un récit d’expérience de création et de travail où il regarde les danseurs comme des travailleurs avec la douleur et l’effort par exemple, une approche rare et intéressante…

 

Vous parlez aussi de nouveaux publics…
Oui, c’est un enjeu fort, on ne peut pas se satisfaire de ce qui est aujourd’hui le public de théâtre, trop souvent dans l’entre-soi. Alors comment ouvrir ? Nous choisissons d’inviter les gens sur la scène, ce qui reconstruit le lien au théâtre, réenclenche un rapport de spectateur et de fait, implique aussi les familles, les amis… Et ceux qui travaillent sur un spectacle vont venir voir autre chose à la Biennale. Le mouvement du voir et du faire est conduit simultanément, pour créer une dynamique de lisibilité. Le spectacle de Sanja Mitrovic, qui fera l’ouverture, convie quatre supporters de l’OM à travailler avec quatre acteurs performers sur le thème de la passion. L’idée est de mettre des mondes en présence dans l’espace théâtral et de voir ce qui peut en naître, sans faire les béni-oui-oui. D’ailleurs, parfois, ça ne marche pas.

 

Le proche peut-il amener à voir du lointain ?
Oui, il nous importe que le théâtre s’ouvre au plus grand nombre.

Propos recueillis par Olivier Puech

 

Biennale des écritures du réel : du 2 au 26/03 à Marseille et Région PACA.
Rens. : 04 91 53 95 61 / www.maisondetheatre.com

Le programme complet de la Biennale des écritures du réel ici