Boris Godounov à l’Opéra de Marseille
Le retour de la comète
Après avoir subi une longue éclipse de trente ans, un météore incandescent et rare traversera le ciel lyrique phocéen : le Boris Godounov de Modeste Moussorgski dans sa version initiale, propulsé par l’iconographie saisissante du metteur en scène Petrika Ionesco. Rendez-vous avec cet art instinctif, superbe et sans concession du compositeur russe que des versions aquarellées plus tardives avaient affadi.
Le seul opéra entièrement achevé de Modeste Moussorgski a connu, au cours de son cheminement jusqu’à nous, des transformations puis des réappropriations ; autant de métamorphoses significatives opérées par d’autres compositeurs. Ces avatars de Boris Godounov ont altéré le caractère singulier de sa première expression.
Refusée par le comité de lecture des Théâtres Impériaux en 1869, la version dite « initiale » est remaniée par le compositeur dans un souci d’accommodement avec les conventions formelles attendues. Terminé en 1872, Boris Godounov est créé, après maintes péripéties, au Mariinski de Saint-Pétersbourg en 1874, dans sa seconde version dite « originale », la plus représentée aujourd’hui. Les « corrections » et « révisions » de Rimski-Korsakov (1908) et de Chostakovitch (1940), toutes deux datées par leur projet esthétique et idéologique, semblent moins au goût du jour. À l’Opéra de Marseille, le chef d’orchestre Paolo Arrivabeni a choisi de restaurer dans son intégrité la version de 1869. La confrontation aux intentions créatrices originelles accuse davantage l’intensité du langage musical de Moussorgski, la modernité de son osmose avec la culture populaire et le pessimisme de sa vision.
Un véritable OVNI
Le compositeur écrivit lui-même le livret d’après une chronique dramatique de Pouchkine. L’argument, très shakespearien, d’un tyran régicide en proie au remord, est puisé dans cette période de l’histoire russe nommée le « Temps des troubles » dans les premières années du XVIIe siècle, pendant lesquelles d’impitoyables rivalités de pouvoir portent les protagonistes à des états psychologiques extrêmes.
Dans sa version initiale, la nature exaltée et douloureuse de Moussorgski s’affirme avec plus d’âpreté. Sa grammaire musicale empirique et la sincérité intransigeante qu’il réclame à l’art du chant font du premier jet de Boris Godounov un véritable objet vocal non identifié, même pour les personnalités musicales qui forment avec lui une stimulante communauté d’artistes (1). L’œuvre deviendra pourtant l’étendard d’un romantisme russe se revendiquant à la fois de l’atavisme identitaire et des profonds bouleversements sociaux et intellectuels de sa génération. Au risque de décoiffer ceux qui n’ont que le bel canto comme horizon d’attente lyrique, cet opéra contient une puissance jaillissante comparable à la terribilità qui anime les fresques bibliques de Michel-Ange, le récitatif de l’office orthodoxe (2)) ou la désespérance des Possédés de Dostoïevski (3).
De l’électricité dans l’air
À la solitude et à la folie de Boris Godounov répond le souffle indolent mais imprévisible du peuple russe dont Moussorgski se sent le coryphée. Destiné jusqu’ici à meubler l’arrière-plan des peintures d’histoire, le « peuple » devient sous la plume du compositeur l’un de ces personnages multiples auxquels les premiers drames antiques accordaient la plus grande attention. Ce face à face électrise l’œuvre par sa différence de potentiel, lourde d’un sens menaçant une fois transposée aux tensions sociopolitiques du dernier quart de ce 19e siècle au cours duquel les attentats contre le tsar Alexandre II se multiplient comme des éclairs prophétiques.
Les chœurs de l’Opéra de Marseille recevront le concours de la Maîtrise des Bouches-du-Rhône pour former une masse chorale redoutable : frissons et chair de poule garantis ! Alexey Tikhomirov, plébiscité à Liège en 2010 lors de sa prise de rôle au pied levé (en remplacement de Ruggero Raimondi), a laissé depuis sur le rôle-titre l’empreinte d’une expressivité vigoureuse. Boris Godounov ne nécessite pas des graves abyssaux (le rôle fut écrit pour baryton héroïque), mais une voix noble aux intonations naturelles conformes à la volonté de réalisme artistique revendiqué par le compositeur. Le plateau vocal, des plus imposants, ne compte pas moins de douze solistes supplémentaires, parmi lesquels le public reconnaîtra quelques familiers de la scène marseillaise dont Nicolas Courjal (Pimène), Jean-Pierre Furlan (Grigori) ou Marie-Ange Todorovitch (Xénia).
Dans cette production de l’Opéra Royal de Wallonie, la mise en scène et les décors ont été confiés à Petrika Ionesco. Le scénographe fait peser sur l’œuvre un climat d’oppression et d’attente eschatologique dans des tableaux où dominent l’or et le rouge, tissant les impressionnantes ostentations du pouvoir et de la religion.
Le début de la fin
1874 restera cette année zénithale de la création de Boris et de la composition des Tableaux d’une exposition après laquelle Moussorgski s’enfoncera dans le spleen existentiel et la déchéance alcoolique qui vont le marginaliser et tarir son inspiration créatrice. Il souffrit, dit-on, du « mal d’Oblomov », ce prototype littéraire qui incarne, pour les Russes, l’apathie et l’irrésolution. Il décèdera en mars 1881, quelques jours après l’assassinat du tsar Alexandre II par un groupe nihiliste, léguant derrière lui nombre de compositions inachevées dont s’empareront plusieurs générations de compositeurs.
Mais quand sait-on vraiment qu’une œuvre est achevée ? « Quand elle parvient à me surprendre », me répondit un jour un peintre à qui je posai la question. La version initiale proposée à l’Opéra de Marseille est, de ce point de vue là, parachevée. Contrairement aux autres versions, elle se termine d’après Paolo Arrivabeni par « un des moments les plus beaux de cet ouvrage » : la mort du tsar Boris Godounov.
Roland Yvanez
Boris Godounov : jusqu’au 21/02 à l’Opéra de Marseille (2 rue Molière, 1er).
Rens. : 04 91 55 14 99 / opera.marseille.fr
Notes
- Le Groupe des Cinq avec Balakirev, Borodine, Cui et Rimski-Korsakov[↩]
- Magnifiquement mis en musique par Rachmaninov dans sa Liturgie de Saint Jean Chrysostome (1910[↩]
- Publié de 1871 à 1872 sous forme de feuilleton évoquant le nihilisme révolutionnaire[↩]