Retour sur By Heart de Tiago Rodrigues au Théâtre Joliette-Minoterie
Si le cœur vous en dit
La mémoire est-elle une arme de résistance au même titre que l’art ? Vaste interrogation qui s’impose à la fin de By Heart de Tiago Rodrigues, présenté au Théâtre Minoterie-Joliette.
En ces temps bousculés, la question de la place et du rôle de l’art dans la société n’en finit pas de se poser…
By Heart est un solo interprété avec maestria par Tiago Rodrigues, l’actuel directeur du Théâtre National Dona Maria de Lisbonne. Il est tour à tour chef d’orchestre, showman et performeur, en compagnie de dix personnes volontaires qui le rejoignent sur scène avec l’unique consigne d’apprendre par cœur sous sa direction un sonnet de William Shakespeare.
By Heart est une expérience totale. Une remise en question, même si l’on ne fait pas partie du « peloton 30 », comme il l’appelle, en raison du sonnet choisi. Un collectif se constitue par le fait d’apprendre avec le cœur, plus que par cœur, et va décider de la durée et surtout de la teneur de cette pièce. « J’explore, et c’est ce qui me passionne, toutes les possibilités du présent et donc ses accidents, cela que ce soit en tant qu’acteur ou metteur en scène. Ici, il y a l’imprévu des dix personnes qui vont nourrir le spectacle, qui en sont le décor et pas seulement les protagonistes. »
Ce qui aurait pu n’être qu’une proposition et s’arrêter au point de départ du projet (la sélection d’un livre pour sa grand-mère qui peu à peu devenait aveugle) devient un rendez-vous et, effectivement, une mise en présence et en présent. Tiago Rodrigues construit sa pièce sur un jeu de miroir et une mise en abîme d’un récit intime, pour la première fois autobiographique, qui vient par ricochet convoquer d’autres petites histoires de la littérature ou de l’histoire. Cette rencontre entre Tiago Rodrigues et le public qui s’échafaude sous nos yeux en évoquant la présence de cette aïeule, celle de George Steiner ou de Nadejda Mandelstam, aborde Ray Bradbury, Joseph Brodsky ou François Truffaut, ne fait en définitive que le révéler, lui, Tiago, sans même jamais dire son nom. Comme dans António e Cleópatra (Festival d’Avignon 2015), il provoque la présence par le décalage de la narration ou l’absence physique. Une mise en scène inouïe et abyssale, qui en fait l’un des spectacles les plus intrigants et percutants de ces dernières années.
« Quand on se rencontre au théâtre, on se rencontre avec ce qui est indestructible dans des personnes déjà disparues, les morts comme Shakespeare ou Boris Pasternak, mais également avec ce qui est encore vivant en eux. Je parle aussi de morts que l’on évoque, nous aussi, en tant que spectateurs, nos références, nos lectures, notre imagination. »
By Heart n’est en fait qu’une sublime synthèse du travail d’écriture et de mise en scène de Tiago Rodrigues, illustrant ce théâtre de cœur, de risque et de vulnérabilité qui est le sien. Rien d’étonnant qu’il l’ait écrit pour l’anniversaire des dix ans de sa compagnie, Mundo Perfeito. Il se situe peut-être encore plus près de ses mentors et désormais complices du TG Stan. Il prépare d’ailleurs avec eux une nouvelle création, en mars 2017, The Way She Dies, qui aborde la question de la traduction des œuvres. Le cœur a ses raisons que la raison ignore. Le « par cœur » est un cœur à part du texte, qu’il est beau de partager By Heart…
Marie Anezin
By Heart de Tiago Rodrigues était présenté du 1er au 3/10 au Théâtre Joliette-Minoterie.
Le texte est paru chez Actes Sud