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Carte blanche à | Anthony Micallef

Ses portraits de délogés après le drame de la rue d’Aubagne ont fait le tour de Marseille, jusqu’à s’afficher en grand sur les façades de l’Hôtel de Ville. Depuis, Anthony Micallef multiplie les projets, l’indépendance et la sensibilité chevillées au corps. Avec cette carte blanche, il démontre qu’au-delà de son œil avisé, il possède aussi une très jolie plume.

 

Zinedine

 

Je ne l’ai pas vu d’abord. La photo s’est presque faite en mon absence. Puis pendant plusieurs mois, elle a été ensevelie dans les dunes des projets au long cours, avant de réapparaître un soir, d’affleurer au milieu de mille autres, m’enserrant les iris pour mieux les jeter dans le trouble. Cet œil unique, comme s’il gardait des bêtes et déplaçait des rochers, ce duvet lourd qui le balafrait de responsabilité, telle l’ombre portée de sa vie d’homme surgissant avec quelques années d’avance, et ce que j’avais pris pour une triste nonchalance et qui murmurait désormais, sans bouger les lèvres, les termes de la dignité. C’était alors comme un morceau d’obsidienne dont les arêtes encore tranchantes m’ouvraient douloureusement les sens. Comme une médaille ancienne partiellement fondue, le morceau d’un buste de calcaire, comme une huile délicate mais déchirée. Devant lui, je suis resté en arrêt longtemps et c’est probablement le plus grand pouvoir de l’image fixe : vous arrêter. Cette photographie était comme une lame qui s’ouvrait en moi-même. Un opinel couvert de mon propre sang.

Ce projet pourtant n’avait rien à voir avec moi. Quelques mois auparavant, j’avais débuté une immersion au sein du collège Jacques Prévert, à Frais-Vallon, dans les quartiers Nord. Raconter le parcours, les espoirs, les embûches de ces ados invisibles, tenter de comprendre comment ils essayaient de dévier les rails du déterminisme, documenter leur quotidien de combattants qui s’ignorent. Après le logement indigne, c’était une manière pour moi d’ausculter Marseille par une autre de ses artères à la fois vivaces et obturées : sa jeunesse dorée par le seul soleil. J’étais impatient de rentrer dans leurs existences. Moi, mon parcours était tout autre, celui que les conseillers d’orientation appellent « la voie royale » et qui vous fait fréquenter en amphi de futurs ministres ; ce reportage au long cours était donc censé me sortir de moi-même et je lui en étais reconnaissant pour cette parenthèse. Ce métier de photoreporter, si on le fait pour voir du pays et raconter l’autre dans sa différence, permet un autre voyage précieux : s’échapper de soi. C’est pourquoi je ne m’attendais pas à cet accident. On trébuche parfois sur des images comme sur des jouets oubliés. J’étais sonné.

Comme mes semblables ayant passé la quarantaine, j’ai un deuxième job dans l’hôtellerie intérieure. Je suis le réceptionniste de mon hôtel à souvenirs ; cette activité à temps partiel a fini par me faire réaliser qu’avec les émotions comme avec les images : être sonné, c’est presque toujours être appelé. Dans cette douceur borgne, dans ce marécage d’âge, dans ce limon méditerranéen se déployaient des fantômes qui taillaient des barques, y empilaient de l’espoir, des marmots et des orangers, et les jetaient sur les flots. Au creux de ce cyclope de treize ans, il y avait un sang qui m’appartenait. Un sang salé et sombre, plein de l’écume des départs précipités. Un sang angoissé et insulaire qui ne poursuivait qu’un but, tissé sur sa peau, celui de survivre et de grandir. Pendant longtemps, on a eu droit à ce but. Pas un but comme une victoire, pas un but comme une célébration mais un droit au but comme un droit à une boussole. Un but, murmurent nos ancêtres exilés, c’est toujours un bras de mer que l’on vous tend.

Tu sais Zinedine, j’ai fini par comprendre pourquoi tu me bouleversais. Les pupilles opaques, la moustache naissante, la maigreur surtout d’un corps comme un esquif à la surface du monde, j’avais déjà vu ces traits ailleurs : sur le permis de conduire paternel, orné d’une photo à peine plus âgée que toi. Un visage en noir et blanc, poinçonné en Algérie, et qui charriait l’ombre de Malte. Un visage vieilli par les évènements. Par l’exil. Un visage refermé comme une valise qui, débarquée à Marseille en 1962, ne s’est jamais rouverte. Les photographies sont comme les douleurs, comme les amours et comme les engagements : on ne les fabrique pas, on les exhume.

 

Anthony Micallef, photoreporter indépendant