C’est arrivé près de chez vous | Les 8 Pillards
Le grand huit
Réhabilitée par huit entités artistiques qui gravitent entre design, arts visuels, architecture et urbanisme, l’usine Pillard inaugure une ère nouvelle dans un quartier délaissé et inconnu du 14e arrondissement de Marseille, de l’autre côté de la « frontière » de Plombières. Genèse et perspectives sur un nouveau terrain de (j)eux, à base de nous, en quelques réponses à nos questions.
Après une année de multiples travaux sous le signe de la récup’, de dépenses limitées (3 500 euros d’achat de matériel) et de travail bénévole sans compter (5 000 heures), l’usine qui fabriquait autrefois des brûleurs de gaz et qui fut incendiée dans un destin funeste vient de faire peau neuve, ou plutôt chair neuve si l’on peut se permettre l’expression. S’étendant sur 6000 m2, elle est ainsi devenue en quelques mois le « lieu de vie et surtout de fabrique » d’une soixantaine d’artistes, concepteurs, artisans et acteurs culturels, si l’on compte les membres de leur groupe WhatsApp. On imagine à peine la coordination qu’il a fallu pour faire sortir de terre un tel projet, et c’est pourtant avec une joie tranquille et un enthousiasme communicatif que Dorine Julien, Guy-André Lagesse (Les Pas perdus), Tiphaine Dubois et Julia Didier (F.A.I.R.E) ont pris le temps de nous expliquer.
Comment est née cette aventure ?
Déjà ensemble à Château Vert, Cabanon Vertical et le Collectif Etc en sont délogés par le propriétaire, l’EPF (Établissement public foncier régional), qui leur propose alors de s’installer dans l’usine. Constatant que la surface de 6000 m2 est bien trop grande pour leurs deux seuls ateliers, ils proposent alors aux Pas Perdus, dont les ateliers de la Victorine avaient été eux aussi incendiés en 2018, de les rejoindre. À leur tour, ces derniers cooptent F.A.I.R.E, et ainsi de suite. Il s’agit alors de fonder une seule entité, une association collégiale, avec huit vice-présidents. « D’ailleurs, on est tous un peu présidents, et c’est formidable ! Cela a beaucoup simplifié les choses, car le système de cooptations faisait qu’on ne se connaissait pas tous au départ… », s’amuse Dorine Julien.
Bien sûr et avant tout, à la base de leurs intentions fondamentales, il y a l’esprit partagé entre architectes, designers et créateurs, « un même désir d’avoir un lieu de fabrique, un lieu de vie et non un lieu de stockage », selon Julia, qui complète le petit comité d’accueil.
Pour combien de temps sont-ils là ?
Le bail court jusqu’à fin 2022, renouvelable pour cinq ans. Il est établi par l’EPF, un établissement géré par l’ensemble des collectivités territoriales qui a pour mission d’acheter des biens (immeubles, usines), de les réserver, de les gérer pendant une période intermédiaire, puis de les revendre sans bénéfice ni hausse de prix.
Dans ce bâtiment tout sauf moderne, nos Pillards semblent plutôt sereins quant à leur avenir prochain.
Quelle relation au public et au territoire ?
Implantés au cœur de l’un des quartiers les plus délaissés par les collectivités, les 8 Pillards nouent « un lien expérimental au public. » Car si le lieu contient des espaces qui permettraient ces ouvertures avec le public, les 8P ne veulent pas être pris dans cette exigence et préfèrent rester dans des visites expérimentales, sans aller trop vite. « Des gens le font ici, comme le Centre Saint Gabriel ou le Pôle 164, alors il faut s’approcher doucement, comme une approche amoureuse. » Dans leur ADN, ils inscrivent la résolution d’être un lieu de fabrique, même si on y travaille les expériences de monstration, d’exposition, grâce aux particularités du lieu. « On ne sera jamais un lieu de programmation, de diffusion. »
Comment s’organise une telle aventure ?
Face à cette éruption de désirs, ils organisent des collèges de cooptation : à l’initiative d’un membre référent sur un sujet, un groupe de projet va se créer avec trois ou quatre personnes venues de différentes entités, qui s’active ou se réactive selon les besoins. « On a des espaces autonomes, mais une façon de jouer collectif. Ceux qui ont du temps pour faire et montrer aux autres le font, tout simplement », explique Julia. « Et ça donne des envies de se joindre et de faire à son tour… ou pas ! », complètent les autres.
Les AG s’organisent autour d’un ordre du jour élaboré à tour de rôle par les structures. Tout est pensé dans l’organisation sociale, mais « on ne défend pas particulièrement cela comme une idée politique, c’est juste que nous avons besoin de cela, pour nous-mêmes, et nous n’avons pas besoin de l’ériger en système de pensée. »
La justice est ainsi rendue par sentiment d’équité, et la préoccupation n’est guidée que par le bon sens relationnel. « Un certain empirisme nous réunit, les choses se font et se défont, et ce sont les erreurs qui nous font apprendre. Cela donne une façon de fonctionner, mais pas une règle. Bien sûr, les écueils sont là, et on tarde parfois à prendre des décisions… », ajoute Guy-André.
Ici, pas de vote mais des consentements, une vigilance et une attention portée aux dissensus, exprimés ou non.
Ici, un groupe WhatsApp réunit 56 personnes, dans lequel tous ne sont cependant pas présents, certains se refusant à utiliser ces réseaux par choix politique. On communique donc aussi par panneaux physiques, et un tableau noir tout simple.
« On a envie de bien s’entendre — il y a des choses sur lesquelles on n’est pas d’accord — et de se laisser le temps de réfléchir puis de revenir l’un vers l’autre, inspirés par la méthode AGIR. Fondamentalement, nous pensons que les fêtes sont rituelles et importantes, mais elles ne sont pas le cœur de notre ambition. »
« Ici, le mode intergénérationnel (des personnes entre 25 et 65 ans) et des structures est une réelle plus-value », relève Tiphaine. « On n’est pas complémentaires mais on est variés. On peut exploiter la diversité de toutes ces potentialités. Do it yourself and do it together ! », ajoute Dorine.
Pour tous, et sans aucun doute, c’est le fait d’être dans le « faire » qui permet cet échange et la facilité de ce partage des locaux.
Qu’est-ce qui vous semble fondamental et que vous n’attendiez pas ?
« Il y a ici une énergie remarquable, de la générosité dans la manière de se mouvoir dans ce monde. Nous sommes et agissons dans le spectre de la confiance. Des choses se font dans le partage de connaissances, et on s’offre du boulot, de manière très concrète, mais pas que. »
On sort alors par la petite porte de la rue des Frères Cubeddu, qui se referme derrière nous (mais pas pour longtemps), sur une aventure humaine fourmillante, décidément prometteuse, et on se dit que la culture qu’on voudrait voir partout, c’est avant tout cette culture-là, celle de la générosité, mise en actes au quotidien.
Longue vie à eux !
Propos recueillis par Joanna Selvidès
Les 8 Pillards : 15 rue des frères Cubeddu, 14e.
Rens. : www.facebook.com/Les8Pillards
Samedi 17/10 de 14h à 22h : Y a qu’un pas… vers l’inconnu (programme surprise !)
Les 8 Pillards
À Plomb’
Derrière ce nom, ce n’est pas un collectif que l’on trouve mais six artistes plasticiens indépendants : Matthieu Bertéa, Claire Camous, Elio Libaude, Thomas Molles, Émilie Rossi, et Héloïse Touraille, tous jeunes et beaux, et presque tous issus de l’École d’Art d’Aix-en-Provence. Si leurs pratiques diffèrent de l’un à l’autre, tous travaillent plutôt sur l’installation, allant de la ville de sable, bois nature, Placo® et porcelaine bondage à la furtivité numérique. Ils trouvent avec les 8 Pillards l’aubaine d’un espace grand et partagé, avec la possibilité de construire un atelier à eux où ils pourront mutualiser leur savoir-faire. Entre eux, certes, mais aussi avec les autres résidents de Pillard. Le contexte de réhabilitation de l’usine semble également le point espéré d’une stimulation sur leurs travaux respectifs, à découvrir ici ou là.
JSel
Bureau des Guides – GR2013
Faut-il encore présenter cette structure désormais bien connue de tous pour nous avoir fait découvrir tous les recoins du territoire où l’on ne va jamais ?
Depuis la création du GR2013, le Bureau des Guides emmène ainsi tous les marcheurs du monde à poser un autre regard sur les milieux périurbains. Reliant ainsi création contemporaine, culture et tourisme aux politiques d’aménagement urbain et écologique, leur nouvelle résidence les a tout naturellement fait quitter le Vieux Port pour traverser le ruisseau de Plombières. Gageons qu’ils y trouvent ici la fécondité intellectuelle au fondement de leur pratique, à la croisée de l’urbanisme et de l’architecture, ainsi que les ateliers de fabrication nécessaires à l’élaboration de leurs tout derniers travaux sur les refuges urbains et autres navires de fortune.
JSel
Cabanon Vertical
Cabanon Vertical est à l’origine de cette aventure à Pillard, puisque c’est à Olivier Bedu que l’EPF (Établissement public foncier) avait proposé initialement la réhabilitation de l’Usine Fives Pillard pour y trouver résidence. Et que c’est ce qui déclencha la cooptation des Pas Perdus et ainsi de suite. Cette association d’architectes, qui place décidément la convivialité au cœur de ses projets, n’a de cesse de développer des projets hybrides, qui activent la participation des usagers aux chantiers de conception, le tout dans une démarche où le processus importe autant que son aboutissement. Pas étonnant donc que ces architectes- charpentiers-artistes-coordinateurs explorent ici une nouvelle fois leur générosité avec d’autres artistes-concepteurs humanoïdes.
JSel
Collectif Etc
Ils questionnent, ils sont optimistes. Né à Strasbourg il y a dix ans, le collectif s’est installé à Marseille en 2017. On leur doit déjà l’Ambassade du Turfu, lieu ressource à la Belle de Mai animé par des ateliers, projections et autres temps de réflexion sur les enjeux du projet urbain Quartiers libres. Volontairement hétéroclites, leurs pratiques trouvent ici refuge, mais aussi inspiration. La taille et la qualité brute des espaces, sans destination précise, leur permet ainsi de multiplier les horizons de leur mobilisation sur la question urbaine. La proximité des compétences respectives des autres résidents de Pillard conjuguée à la « vision collective et soutenable » semblent ajouter de la plus-value à leurs expérimentations. Un nouveau territoire de jeux, en somme.
JSel
F.A.I.R.E.
« Un atelier bois, un atelier métal, un atelier de gravure, de dessins, de fabrication de costumes et des bureaux. Ça fait beaucoup de mètres carrés, alors l’usine Pillard est arrivée à point nommé. »
Se désignant tout autant artisans qu’artistes parce qu’au service des autres, les membres de ce collectif né en 2018 mutualisent ainsi leurs compétences respectives et se fondent en un, derrière un anonymat tout à leur honneur où le commun gomme les velléités de starification individuelle selon le vieil adage « Ensemble, on va plus loin ». Avec humilité donc, mais surtout avec toujours la fantaisie qui caractérise chacun, la sacrée bande trouve ici le lieu de leurs projections de vie et de travail. Pour ces porteurs fondamentaux du projet de vie de Pillard, les évènements et les expositions semblent être l’intérêt ajouté à leur savoir(-faire), jamais monotone.
JSel
Jérémy Laffon & Ahram Lee
Ni collectif ni associés, les deux artistes partagent un atelier à Pillard depuis ses débuts. « Adepte du minuscule et du dérisoire comme une métaphore de l’activité artistique comme vanité », les vidéos et sculptures aléatoires de Jérémy Laffon témoignent d’un artiste qui contemple doucement le monde, au gré de sa propre sérendipité. À Pillard, il trouve ainsi la proximité avec d’autres artistes aux champs d’application différents de sa propre pratique. Si « le réseau, le partage de compétences, et la force du groupe sont pour lui la plus-value » de son installation, son ancrage dans l’empirisme le laisse dans l’appétence de la découverte. La discrétion de l’univers d’Ahram Lee, qui partage avec lui l’atelier, y trouvera peut-être l’épanchement de ses travaux, plutôt orientés sur l’absurdité des conséquences des systèmes, à travers des petites pièces toujours savamment installées.
JSel
Catherine Melin
Pour comprendre son travail, l’essayiste Jean-Christophe Bailly rappelle que « l’espace tout autour de nous nous contient et contient toutes choses : celles qui sont fixes et celles qui se meuvent, celles qui étaient là et celles qui ont été ajoutées par les hommes, lesquelles sont devenues aujourd’hui incroyablement nombreuses et proliférantes. » Faite d’installations chaque fois renouvelées qui donnent toujours une dimension ludique aux espaces, et qu’on pourra découvrir dans une exposition personnelle au FRAC en 2021, l’œuvre de Catherine Melin est prolixe et toutefois sans bavardages. On parie qu’elle trouvera à Pillard un nouvel espace de jeu à ses dispositifs qui nous balancent et nous poussent, tout en y trouvant appui.
JSel
Les Pas Perdus
Vous les avez tous déjà croisés une fois au moins, tant leurs silhouettes colorées et leurs regards affutés et rieurs arpentent les rues de ce monde, et du nôtre à Marseille depuis trente ans. Délogés après l’incendie du Comptoir de la Victorine, ils ont trouvé abri et œuvrent activement à l’élaboration de ce paradis artistique que pourrait bien devenir Pillard. À l’origine de ce « Groupe artistique » franco-sud-africain, il y a Guy-André Lagesse, qui met sur sa route Jérôme Rigaut (Lens), Nicolas Barthélemy (Paris) et Doung Anwar Jahangeer (Durban), le regretté philosophe Jean-Paul Curnier, et bien d’autres « occasionnels de l’art », dans un même élan qui les pousse ensemble à faire l’expérience de « l’extravagance des modestes dans leur pratique de l’élégance à partir de l’ordinaire des jours. » À leur actif, on se rappelle, entre autres, de Mari Mira, de leur Tuning d’appartement, de l’esprit Cabanon, ou encore de leur MasToc à Arles, mais tellement d’œuvres jalonnent les chemins du monde qu’il serait bien impensable de songer à les saisir tout à fait en quelques lignes. Deux mots cependant les caractérisent certainement : bonne humeur. À Pillard, ils « s’offrent le luxe de l’inconnu pour avancer encore d’avantage dans la légèreté. »
JSel