Millefeuille | L’Affaire WikiLeaks de Stefania Maurizi
Hacker vaillant
Stefania Maurizi a enquêté pendant plus d’une décennie pour raconter WikiLeaks de l’intérieur, reconstituant le fil de cette extraordinaire épopée dans laquelle s’entremêlent crimes de guerres, complots, et mensonges d’État. Un ouvrage en forme de plaidoyer pour Julian Assange, qui livrera une ultime bataille contre son extradition le 21 février devant la justice britannique.
Journaliste d’investigation au quotidien La Repubblica, Stefania Maurizi réalise l’importance de la protection des sources lorsque, au cours d’une de ses enquêtes, un contact disparaît mystérieusement. WikiLeaks n’en est qu’à ses balbutiements quand elle est approchée pour travailler sur le dossier de la crise des déchets en Campanie — Naples et sa région croulent alors sous une montagne de poubelles qui en font la risée du monde entier. On découvre alors que le gouvernement régional et la mafia travaillent main dans la main… L’Italienne prend conscience des enjeux du projet éditorial de WikiLeaks : « J’avais l’opportunité de faire des recherches dans des bases de données révélant des crimes d’État que les journalistes sont rarement en mesure de prouver. J’avais la chance de les révéler au public, car c’était le seul moyen pour les citoyens de prendre des décisions en connaissance de cause et d’exercer un contrôle sur leurs institutions. »
Fondés en 2006 par Julian Assange et une poignée de militants, dont certains sont issus de la mouvance cypherpunk (mot-valise qui juxtapose cryptographie et rébellion punk), WikiLeaks est une organisation non gouvernementale qui prône la transparence des institutions dans l’intérêt général. Sa plateforme internet encryptée, qui permet à des lanceurs d’alertes de transmettre des documents de manière anonyme, est une révolution dans le monde médiatique. Les premières publications sur des affaires bancaires et politiques trouvent un écho dans les salles de rédaction du monde entier. Mais elles ne sont qu’un avant-goût de « l’onde de choc » provoquée par la plus grande fuite de documents classifiés de toute l’histoire du renseignement américain que l’analyste dans l’armée américaine Bradley Manning (qui s’appellera plus tard Chelsea) a transmis à WikiLeaks. En avril 2010 la vidéo Collateral Damage est publiée sur YouTube. Tournée à Bagdad, elle montre un hélicoptère de l’armée américaine ouvrir le feu sur un petit groupe de civils, dont deux journalistes de l’agence Reuters. En arrière-plan, les rires et les commentaires des militaires, ambiance jeu vidéo : « Ça y est ! Ha, ha, ha! Je les ai eus ! » Dans la foulée, WikiLeaks récolte plus de 200 millions de dons. Les médias partenaires (The Guardian, The New York Times, Der Spiegel…) enchainent scoop sur scoop en publiant les journaux de guerre d’Irak et d’Afghanistan (War Logs) qui dévoilent les crimes de guerre et les actes de torture commis par l’armée américaine. S’ensuivent les télégrammes diplomatique (Cablegate) ou les fichiers des prisonniers de Guantanamo.
La transparence de l’action gouvernementale si chère à Assange semble en passe de devenir une réalité, mais les apparences sont trompeuses. Dans l’ombre, ses ennemis, au premier rang desquels la CIA et la NSA, ont affuté leurs armes. Dès 2008, une enquête criminelle est ouverte contre WikiLeaks et, au Pentagone, dans le plus grand secret, une centaine de personnes a pour mission de neutraliser l’organisation en s’attaquant à son site internet, ses comptes bancaires ou ses journalistes (arrestations arbitraires, fouilles, confiscation des données…). Dans le même temps, une partie de la presse commencent à lâcher WikiLeaks, mettant en cause ses méthodes et ses cibles exclusivement américaines. On l’accuse pêle-mêle de collision avec la Russie, de saboter la campagne d’Hillary Clinton ou d’être à la solde de Trump. Lorsque ce dernier se fend d’un « J’adore WikiLeaks ! » un mois avant l’élection présidentielle américaine de novembre 2016, il semble clair que le piège s’est refermé sur les activistes.
Pour le charismatique fondateur de WikiLeaks, c’est tout sauf une surprise : « Soyons sérieux, nous sommes en conflit avec le plus grand et le plus puissant Empire qui ait jamais existé. Dans une situation pareille, c’est remarquable de simplement survivre. » Survivre, oui, mais à quel prix ? Reconnue coupable d’avoir partagé des documents classifiés, Chelsea Manning a été condamnée à trente-cinq ans de prison. Edward Snowden, qui a alerté sur la surveillance massive et globale mise en place par la NSA, a demandé l’asile politique en Russie. Quant à Joshua Schulte, qui a organisé la fuite des fichiers sur les cyberarmes de la CIA, il a été condamné le 2 février dernier à quarante ans de prison.
La situation de l’ancien hacker surdoué qui a défié les puissances occidentales inquiète. En 2012, lorsque la Cour Suprême du Royaume-Uni prononce son extradition vers la Suède où il est accusé de viol et d’agressions sexuelles, Julian Assange se réfugie dans l’ambassade d’Équateur. Il y passera sept longues années, confiné dans vingt mètres carrés, filmé, on l’apprendra par la suite, 24 heures sur 24. Depuis 2019, il est emprisonné dans la prison de haute sécurité de Belmarsh à Londres, sans avoir jamais été jugé. Cela fait un bail que le dossier suédois est clos et que les accusations de viol ont été abandonnées ; l’enquête de Stefania Maurizi pour se procurer le dossier Assange s’est révélée infructueuse. Et pour cause, il a… disparu.
Depuis presque quinze ans, Julian Assange est privé de liberté, non pas parce qu’il a commis des crimes, mais parce qu’il les a révélés. Sa plus grande faute, aux yeux de ses détracteurs, est d’avoir osé s’attaquer au pouvoir invisible des États. WikiLeaks a en effet permis pour la première fois dans notre histoire contemporaine de lever le voile sur le côté obscur de nos démocraties, en particulier celui de la plus puissante d’entre elles.
Si les Américains dénient à l’Australien sa qualité de journaliste, c’est évidemment pour s’affranchir du premier amendement de la Constitution garant de la liberté d’expression. Il va sans dire que Assange, aujourd’hui âgé de cinquante-deux ans, est bien un journaliste et un éditeur, le visage d’un organe de presse qui a œuvré dans l’intérêt général de milliards de citoyens en s’érigeant comme un contre-pouvoir à l’action des États, quels qu’ils soient. En décembre 2021, la justice britannique a autorisé son extradition vers les États-Unis, où il risque une peine de 175 ans de prison. Ses avocats feront appel de cette décision devant la Cour suprême du Royaume les 20 et 21 février prochains. Les fidèles de toujours seront à ses côtés, à l’instar de la journaliste italienne, pour livrer l’ultime manche d’un combat qui, au-delà de la personne d’Assange et de son destin tragique, interroge chacun d’entre nous sur le monde dans lequel nous souhaitons vivre.
Emma Zucchi
À lire : L’Affaire WikiLeaks de Stefania Maurizi (Agone)
Pour en (sa)voir plus : https://agone.org/livres/laffaire-wikileaks