De la scène au tableau, jusqu’au 3/01 au Musée Cantini
To paint or not to paint
Du néoclassicisme de David à l’abstraction du jeu scénique d’Appia, près de 200 œuvres aussi belles que rares (peintures, dessins et maquettes de décors issus d’institutions et de collections prestigieuses du monde entier) sont réunies au musée Cantini pour une expo monumentale et pertinente.
L’intérêt majeur de l’exposition De la scène au tableau réside en ce qu’elle permet de comprendre comment se mettent en place les éléments majeurs de la Modernité à travers une thématique dont on pourrait penser, à tort, qu’elle se limite à une dimension illustrative. Or, ici, la pertinence du propos tient à ce qu’il officie sur le mode du « parergon » (du grec para : contre, et ergon : travail, œuvre) qui désignait, dans la rhétorique ancienne, les ornements ajoutés à un discours. Selon Jacques Derrida, le parergon est à la fois ce qui s’ajoute à l’œuvre et ce qui s’y oppose: « Un parergon vient contre, à côté et en plus de l’ergon… mais il ne tombe pas à côté, il touche et coopère, depuis un certain dehors, au-dedans de l’opération. Ni simplement dehors, ni simplement dedans. Comme un accessoire qu’on est obligé d’accueillir au bord, à bord. » En somme, ce qui caractérise le parergon, c’est sa capacité d’être à la fois proche et distant, similaire et différent. Ainsi, au fil des salles/actes, le spectateur perçoit cette distanciation progressive vis-à-vis du sujet « théâtral » au profit de l’objet « pictural », saisissant le processus d’abstraction de l’image — qui ira jusqu’à une dématérialisation avec Craig et Appia. Le parti pris scénographique de Marie-Paule Vial rend clairement lisible cette évolution puisque l’exposition, répartie sur trois niveaux, se termine entre autres avec Le talisman de Paul Sérusier, qui nous rappelle cette célèbre phrase de Maurice Denis : « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » Ce petit tableau de Sérusier (1888) remémore cette vérité première, qui libère la peinture de son rôle de servile imitatrice. L’œuvre d’art est une transposition, l’équivalent passionné d’une sensation reçue. Notamment avec Lady Macbeth somnambule (1850) ou Desdémone maudite par son père (1852), Delacroix illustre déjà cette volonté d’exprimer, de faire ressentir les sentiments des personnages qu’il (dé)peint à travers une touche mouvementée, qui vise davantage à rapprocher le spectateur des impressions éprouvées à la lecture d’un texte plutôt que de celles produites par l’illusion théâtrale. A ce titre, on ne peut manquer d’évoquer l’influence de Shakespeare sur une grande partie des artistes présentés ici. Enfin, après être passés de la scène au tableau, on conclut notre visite de l’exposition avec un dernier acte épuré, une scène signée Craig et Appia, qui déclare dans ses notes sur le théâtre : « A l’avenir, nous voulons voir en scène non plus ce que nous savons que sont les choses, mais comme nous les sentons. »
Texte : Nathalie Boisson
Photo : Phèdre, 1873 – Alexandre Cabanel – Montpellier, Musée Fabre – Huile sur toile, 194 x 286 cm
De la scène au tableau : jusqu’au 3/01 au Musée Cantini (19 rue Grignan, 6e).
Rens. 0 810 813 813 / www.marseille.fr
L’interview
Marie-Paule Vial
Directrice des Musées de Marseille depuis 2005, Marie-Paule Vial parle en passionnée de l’exposition qu’elle a conçue.
Quels ont été vos partis pris pour la scénographie de cette exposition ?
Tout d’abord, le Musée Cantini, situé dans un Hôtel particulier de la fin du XVIIe siècle, ne disposait pas de l’espace suffisant pour exposer le grand nombre d’œuvres prêtées par 70 musées du monde entier. Il a donc été nécessaire d’annexer un ancien garage situé à côté et de créer une harmonie globale, une unité de lieu en quelque sorte. Ensuite, cette exposition est construite comme une scène, où le rapport entre peinture et théâtre doit être clairement lisible. C’est pourquoi elle débute avec Le Serment des Horaces de David et Girodet qui, d’entrée, met en évidence ce lien et place le spectateur/acteur face à une certaine dramaturgie, accentuée par le soin particulier qui a été apporté pour conserver une idée de perspective face à des œuvres comme La douleur d’Andromaque de David, Phèdre de Cabanel et bien d’autres… Enfin, il ne s’agissait pas de présenter les œuvres selon un découpage chronologique mais plutôt autour d’une double articulation stylistique et thématique.
Qu’est-ce qui rend cette exposition si particulière ?
L’originalité du propos, la très grande qualité des tableaux exposés. C’est l’aboutissement de trois années de travail pour pouvoir présenter au public des œuvres que les musées prêtent rarement et que nous ne reverrons pas à Marseille. Une exposition aussi belle que rare.
Justement n’est-il pas regrettable que l’exposition soit difficile d’accès pour le public scolaire, puisqu’il faut payer cinq euros par élève, ce qui rend quasi impossible d’y emmener la plupart des collégiens et lycéens ? Quelle est la politique d’accès à la culture pour ce public ?
Oui, je suis tout à fait d’accord, cela est regrettable, mais malheureusement cela ne dépend pas de ma volonté. Nous avons fait remonter ce problème aux personnes décisionnaires et pour le moment la gratuité s’applique aux élèves de moins de douze ans, mais j’espère pouvoir accueillir les collégiens et lycéens dans les mêmes conditions.
Pourquoi avoir choisi Ellen Terry en Lady Macbeth de John Singer Sargent comme emblème pour les affiches de l’exposition ?
Il s’agit d’un tableau magistral qui dépeint magnifiquement l’univers théâtral et témoigne de l’influence de Shakespeare sur les peintres, même si Sargent prend une liberté d’interprétation par rapport au texte original puisque la scène représentée n’existe pas dans la pièce. Elle est emblématique justement de l’émancipation (aussi bien dans sa distanciation vis-à-vis des sujets qu’au niveau pictural) qui se met en place dans la peinture pour accéder à la Modernité. Ce tableau magistral impose également des qualités picturales indiscutables.
On aurait pu imaginer que des œuvres soient présentées en parallèle au MAC ou à la Vieille Charité… A-t-il été envisagé que cette exposition trouve une continuité avec des œuvres d’art contemporain dont les problématiques découleraient de celles abordées ici ?
Oui cela a été envisagé, mais De la scène au tableau a demandé beaucoup de travail et pour des raisons de temps, de logistique et de financement, nous n’étions pas en mesure de réaliser un tel prolongement. De plus, une exposition qui traitait de cette problématique avec des œuvres plus contemporaines a été réalisée par le Musée d’Art Contemporain de Barcelone il y a deux ans : Un théâtre sans théâtre.
Quelles sont vos cinq œuvres préférées dans cette exposition ?
Le choix est difficile mais je dirais La douleur d’Andromaque de David, Les Enfants d’Edouard de Delaroche que je ne me lasse pas de regarder, Füssli et ses scènes ténébreuses du Roi Lear, Hamlet et Horatio au cimetière de Delacroix, Vuillard et enfin les dessins de Craig et Appia.
Pour vous, Marseille 2013, c’est…..
Une grande chance qu’il nous faut réussir. Un certain nombre de projets ont déjà été amorcés même si le public n’en voit pas encore les effets : le Musée Borély, fermé depuis 1989, va être restauré pour devenir le Musée des Arts Décoratifs ; la restauration de l’aile gauche du Palais Longchamp qui ouvrira en 2013 ; des propositions de grandes expositions… En somme, c’est une fenêtre qui s’ouvre, la perspective d’une année où toutes les formes de la culture pourront s’exprimer. Il faut espérer que cette dynamique se pérennise et ne se limite pas à 2013 !
Propos recueillis par Nathalie Boisson