Du Taudis au Airbnb - Petite histoire des luttes urbaines à Marseille

Millefeuille | Du Taudis au Airbnb – Petite histoire des luttes urbaines à Marseille (2018-2023) de Victor Collet

À la ville, à la mort

 

Dans son deuxième ouvrage paru aux éditions Agone, Victor Collet revient sur la tempête politique née au lendemain des effondrements de la rue d’Aubagne. Un récit qui se veut autant une chronique de la déliquescence des dernières années Gaudin qu’une réflexion sur l’habitat urbain et la gentrification à l’ère d’Airbnb.

 

 

On ne saurait trop conseiller à quiconque s’intéresse à la cité phocéenne et aux dynamiques qui la traversent d’aller faire un tour au carnaval de la Plaine. Dans un joyeux bordel, les Marseillais y font chaque année le procès perdu d’avance de leur roi qui finit sur le bûcher dans un grand final vengeur. En 2019, l’épouvantail prend les traits d’un Jean-Claude Gaudin coupable d’avoir laissé pourrir sa ville. Trois ans plus tard, c’est la plateforme Airbnb, symbolisée par un géant écrasant sous ses pas des quartiers entiers, qui est l’objet de tous les courroux. Par quel tour de passe-passe dont la villenéo libérale a le secret, le quartier symbole de l’habitat indigne s’est-il transformé en un des hauts lieux de la gentrification ? Et comment, dans une métropole qui a longtemps porté sa mauvaise réputation en étendard, a-t-on pu passer avec autant de facilité du taudis au Airbnb ? « Ici, rien ne bouge où c’est pas encore tombé » : cette phrase, recueillie auprès d’une habitante du centre-ville, mise en exergue de l’ouvrage, pousse Victor Collet à renouer avec le récit du « grand basculement » qui s’opère au lendemain des effondrements. Il évoque cette période charnière sous le prisme des luttes urbaines avec de nombreux témoignages et d’exemples, et propose diverses pistes de réflexion sur les mécanismes qui sous-tendent la transformation d’une ville et, en particulier, la gentrification. Des problématiques qui sont au cœur du travail de l’auteur et de son premier ouvrage, Nanterre, des bidonvilles à la cité. La date du 5 novembre 2018 est marquée au fer rouge dans la mémoire collective marseillaise. Ce jour-là, deux immeubles situés rue d’Aubagne dans le quartier de Noailles, véritable cœur battant de la cité phocéenne, s’effondrent, faisant huit morts. Un autre effondrement a lieu dans la foulée, tout aussi vertigineux, celui de la puissance publique. Dans son vaste bureau surplombant le Vieux-Port, face à la Bonne Mère, Jean-Claude Gaudin est aux abonnés absents. Le cacique de la politique marseillaise, au pouvoir depuis vingt-trois ans, peine à prendre la mesure des événements. Les piètres excuses (« C’est la pluie ») délivrées au peuple marseillais illustrent le mépris d’une municipalité qui apparaît coupée des réalités, et sonnent la fin d’un règne. Un naufrage moral et politique d’une ampleur sans précédent puisqu’en 2016, le rapport Nicol sur l’habitat indigne dressait un constat alarmant, faisant état de l’existence de 40 000 logements insalubres dans le centre de Marseille.
Alors de quoi le 5 novembre est-il le nom ? C’est avant tout l’histoire d’un « mensonge collectif » qui commence en 1995, au début du premier mandat Gaudin, avec la déclaration d’un périmètre de réhabilitation prioritaire dans lequel… aucune réhabilitation ne verra jamais le jour, argue Victor Collet. Si, dans un premier temps, la municipalité pointe du doigt les marchands de sommeil, les faits sont têtus. La responsabilité de la ville et de ses élus, dont certains sont eux-mêmes propriétaires de taudis, est rapidement avérée. Un des immeubles effondrés appartient à Marseille Habitat, la structure censée lutter contre le logement indigne. Quant au bâtiment mitoyen, il avait fait l’objet d’une expertise quelques semaines plus tôt. L’incurie municipale met le feu aux poudres et attise la colère de collectifs déjà vent debout contre le projet de requalification de la place Jean Jaurès. La mobilisation s’intensifie, les marches aux cris de « Gaudin Assassin » se succèdent, une atmosphère quasi émeutière envahit la ville lors d’une manifestation dans laquelle les révoltes nationales — celle des Gilets jaunes — et locales s’unissent. Au lendemain d’une nuit de violence, le conseil municipal est purement et simplement annulé. À la Mairie de Marseille, le déni reste de mise. Mais au premier choc des effondrements s’en ajoute un second, c’est le « choc dans le choc ». Afin de protéger les habitants mais également pour se prémunir de la responsabilité d’un nouvel effondrement, les services municipaux multiplient les arrêtés de péril, entrainant l’évacuation parfois quasi immédiate, au mépris des réglementations, de ses occupants. Près de 10 % de la population de Noailles est ainsi délogée, puis relogée dans des hôtels, en l’espace de quelques jours. Profiter de l’état de sidération d’une communauté pour mettre en place une politique que l’on n’aurait pas pu imposer auparavant, c’est ce qu’on appelle la stratégie du choc. « Péril et insalubrité permettent de réaliser ce qui semblait si malaisé jusqu’ici : faire sortir les habitants, détruire ou récupérer les bâtiments historiques, accélérer la cadence via des procédures extraordinaires », avance l’auteur. La banalisation de l’arrêté de péril s’envisage dès lors comme un mécanisme de transformation du tissu urbain. Développée dans les années 90, la théorie du rent gap (l’écart de loyer) démontre que gentrification et marché immobilier sont intrinsèquement liés. Et le terreau est d’autant plus propice au renouvellement de population dans les quartiers où la différence entre le loyer existant et le loyer potentiellement réalisable est élevée. Un appel d’air dans lequel les spéculateurs s’engouffrent en nombre car, à Marseille, aucune réglementation ne s’applique à Airbnb. Le bon plan se refile d’ailleurs sur les forums dédiés à la rentabilité immobilière et aiguise l’appétit de ces nouveaux marchands de sommeil qui rachètent à tour de bras des immeubles insalubres, qu’ils convertissent ensuite en meublés afin de profiter de d’abattement fiscal qui s’applique à ce type de location. Dans le même temps, l’offre locative traditionnelle se réduit comme peau de chagrin ; le mal-logement continue. Tandis que la frénésie spéculative est à son comble, Marseille rentre après le confinement dans une nouvelle ère : celle du tourisme de masse.

Que reste t-il aujourd’hui du 5 novembre ? Six ans plus tard, la ville accueille un nombre toujours croissant de visiteurs en quête d’une illusoire authenticité, qui semble être la nouvelle doxa du touriste du XXIe siècle. Une foule dense se presse dans les petites rues de Noailles, imperméable à son histoire et à ses stigmates, à l’image de ce trou béant entre les bâtiments, la dent creuse, où perdure l’empreinte invisible mais indélébile des deux immeubles écroulés. Les années passant, les luttes des collectifs se sont déplacées sur le terrain de la gentrification avec des actions coup-de-poing largement médiatisées. Rue d’Aubagne, les boitiers à clés ont remplacé les cadenas fermant l’accès aux logements indignes, faisant naître ce sentiment étrange que du taudis au Airbnb, il n’y a qu’un pas.

 

Emma Zucchi

 

À lire : Du Taudis au Airbnb – Petite histoire des luttes urbaines à Marseille (2018-2023) de Victor Collet (Éditions Agone)