Émancipation au Couvent Levat
Dans l’ancien Couvent Levat, le collectif Juxtapoz appelle les artistes à s’émanciper pour réécrire ce lieu hors du commun. Ici, art contemporain et urbain se rencontrent pour fusionner et créer une performance totale grandeur nature.
Qui aurait cru qu’un couvent se cachait en plein cœur de la ville ? Dans cet espace mystérieux et privilégié, une vingtaine de religieuses se cloîtraient autrefois pour vivre en totale autarcie. Aujourd’hui, même si la congrégation des Victimes du Sacré Cœur de Jésus s’en est allée, tout l’espace garde les traces de leur séjour. Le collectif Juxtapoz y a posé ses bagages pour trois ans, invitant plus d’une vingtaine d’artistes de tous horizons à participer à ce projet ambitieux d’une exposition collective, Émancipation. Petits génies des arts contemporains et urbains, tous ont pris part à l’écriture d’une nouvelle histoire, celle d’un lieu qui s’émancipe de son passé. Deux écoles qui s’entrechoquent et se complètent au cours de cette longue déambulation en pleine nature. Le sentier nous emmène à expérimenter l’art sous toutes ses formes, entre surprise visuelle, digitale et sonore, décuplant les sens.
L’art subversif s’y taille la part du lion. Au cœur de la chapelle, Amir Roti se penche sur trois péchés capitaux : la colère, l’avarice et l’envie. Dans cette salle vide à la résonnance lugubre, trois visages humains sculptés dans le marbre lévitent comme trois spectres en prière. Une trinité endiablée qui ne manque pas de questionner la religion catholique. Ce jeune Parisien est « l’un des seuls street artistes à être passé au travail de la pierre », explique Gaël Lefeuvre, commissaire de l’exposition. Il a notamment été couronné de la mention spéciale du prix des révélations de l’art par le Palais de Tokyo.
De l’autre côté du mur qui séparait la chapelle en deux parties, permettant aux religieuses de participer aux messes sans être vues du public, Alex Void et L.E.O. offrent une interprétation bien sombre du lieu saint. Revêtue de noir, la deuxième salle s’ouvre sur la vision d’un personnage pendu, en plein cœur de la nef. Une revisite de ce lieu de culte diaboliquement effrayante.
Dans le parc de 1,7 hectares, d’autres installations monumentales fusionnent avec la nature. En haut de la colline, en plein verger, une nouvelle histoire ressurgit grâce à Joaquin Para, sculpteur environnemental espagnol. L’artiste a découvert, dans un trou creusé par les religieuses, des vestiges de leurs reliques jetées et brûlées. Une vieille tradition qui interdisait de se débarrasser vulgairement des effets importants à la poubelle. Comme une tombe fraîchement creusée, Joaquin Para y a déterré ces morceaux de vie pour les faire renaître. À partir d’un grand tronc de pin mort, essence sur laquelle Jésus aurait été crucifié, une femme sans bras ni cœur jaillit de la terre, entourée de roses blanches. « Il y a deux niveaux, explique l’artiste, le trou et la femme qui s’élève au-dessus. Dans la religion catholique, on ne dit pas “regarde en haut pour apercevoir Dieu” mais “regarde-le d’en bas”. Depuis le trou, la femme apparaît monumentale, comme Dieu. » Un peu plus loin dans le jardin, une petite chapelle perdue dans les feuillages abrite une autre de ses installations. Isolée de toute lumière, il faut entrer sa tête pour apercevoir l’allure spectrale de cette statue informe, « un fantôme qui surgit de l’obscurité ».
En poursuivant ce chemin balisé de feuilles mortes, les murs encerclant le domaine prennent aussi des couleurs avec Pantonio, Legz ou encore Lek & Sowat. La religion y est dépeinte de toutes les manières, critiquée, magnifiée ou réécrite. Alias Ipin a fait le choix de la confronter dans son chemin de croix orné de fil barbelé, Iesus Hominum Salvator. « J’ai voulu interroger l’accueil des migrants par la religion catholique. Les croix sont dorées pour rappeler le luxe dans lequel l’Église vit. Elles m’ont permis de construire avec du fil barbelé le mot “welcome”. Sur ces fils qui rappellent la couronne d’épines, des sacs plastiques dépérissent après le passage des migrants », raconte-t-il avec force. À la fin de cette errance artistique, Bom K., le maître du graffiti d’illustration, impose son style et peint la sombre réalité. « Il montre le refus de la société de l’amour entre femmes. Toutes deux, en accord, s’apprêtent à s’immoler », décrit Gaël Lefeuvre, subjugué par cette immensité aux teintes grisâtres. Une pièce qui se mesure dans un contexte social difficile. Ici, il n’y a pas de lien réel avec le couvent, à part peut-être, cette émancipation dont tout le monde rêve.
Maud Van de Wiele
Émancipation : jusqu’au 13/10 au Couvent Levat (52, rue Levat, 3e).
Rens. : www.atelier-juxtapoz.fr