Emilie Lesbros était en concert au Cri du Port
En équilibre au-dessus de l’esbroufe
Parce qu’elle chante en solo et improvise le plus souvent, Emilie Lesbros fascine beaucoup, mais en agace certains… Chronique d’une performeuse passée maître dans l’art du striptease vocal.
Toute jeune et jolie blonde policée qu’elle paraisse, lorsqu’elle se présente devant le public ou auprès du journaliste, Emilie Lesbros s’expose et explose littéralement sur scène. Son corps se mute alors en boîte à musique et à images, son visage élastique prenant des poses qui la rendent presque monstrueuse. La quitter des yeux est impossible : le spectacle de cette femme ne cesse de captiver le spectateur. Tandis qu’elle fait chanter sa gorge et claquer sa langue et ses lèvres tout à la fois, la pièce se remplit de sons ; et, à force de la fixer, le décor devient flou autour d’elle : la transe du spectateur a commencé. Ivres et sous le coup de la polyphonie, on la voit double, triple… L’expérience « Emilie Lesbros » se vit sur scène, où le public peut appréhender cette forme artistique pleine de trouble. Lorsqu’on l’interroge, l’artiste explique qu’elle a compris, en travaillant, que « tout est relié dans la vie : monter sur scène, chanter, le langage, l’apprentissage… » Mais on n’a pu comprendre le sens de cette phrase que le soir du spectacle : Emilie Lesbros traverse en réalité des états de conscience que l’on rencontre rarement au cours de notre existence, à moins bien sur d’expérimenter des substances hallucinogènes.
S’étant progressivement débarrassée des clichés de toutes les techniques de chant qu’elle avait apprises, elle les a refondues pour transformer son propre corps en un instrument langagier total. C’est peu dire alors qu’elle-même est en transe. Au travers de cette musique, le spectateur comprend très aisément qu’elle ne parle que d’elle-même, bien qu’il soit difficile de traduire ici ce qui s’est passé véritablement entre elle et nous. Les mots qu’elle emploie sont d’ailleurs la plupart du temps inventés, et, quand ce n’est pas le cas, elle ne parle jamais que du statut de chanteuse soliste (« Are you tired to hear my voice ?… »).
Sa quête personnelle est évidente : acquérir la capacité à exprimer son moi intime. Un tel cheminement artistique implique au moins deux capacités de la part d’une artiste : d’une part, celle d’assumer l’esthétique informe du registre de la folie, et d’autre part, celle d’explorer toutes les capacités offertes par son corps, ce qui se traduit par la maîtrise obligatoire d’une quantité exponentielle de techniques et de dérivés vocaux. En voici une liste, non exhaustive : changements d’octaves, de volumes et passages en falsetti abrupts, bruits de langue et de lèvres pour créer des « clapotis », joues qu’elle frappe (tout en chantant ?) en changeant l’ouverture de sa bouche, larynx qu’elle frappe également. Sans compter qu’elle joue avec des instruments, les frottant ou les percutant : sa performance relève alors du théâtre musical.
Mais la jeune chanteuse n’a pas toujours autant convaincu. Que ce soit avec Raymond Boni ou parfois même toute seule, certains se plaignent de concerts qui relevaient selon eux de l’esbroufe, ou ayant baillé tout du long, se demandent pourquoi la Marseillaise osait leur demander une audience pour « refaire en moins bien ce que faisait Catherine Jauniaux »… On pourra leur rétorquer que chaque artiste travaille son propre outil en partant d’abord de soi, avant de partir d’un autre artiste. Mais pour rendre vraiment justice à Emilie Lesbros, il faut comprendre pourquoi elle n’a pu s’appuyer sur d’autres solistes (tels que Catherine Jauniaux ou Phil Minton) qu’au titre de confrères/sœurs, et rien de plus. C’est ce que nous tenterons d’expliquer dans les lignes qui suivent.
Dans le chant traditionnel, le discours ou le débat public, la voix joue un rôle, elle est domestiquée, maîtrisée et polie : elle est alors l’instrument du langage, le véhicule culturel. Les chanteurs qui improvisent librement laissent leurs voix divaguer, mais le véhicule culturel subsiste car ils sont tout de même en représentation. Or, intime et culturel sont par définition opposés : la culture s’arrête là où commence l’ego, et vice-versa. Le chant improvisé (a cappella) est donc assez proche du striptease en public, donnant à contempler sans pudeur l’embarrassante duplicité des cordes vocales, à la fois organes intimes et instruments du langage, du culturel. Chantant son intimité à l’aide de toutes les techniques qu’elle a intégrées et avec lesquelles elle improvise, Emilie Lesbros n’est pas moins spontanée qu’un chanteur classique qui utiliserait des mots et les dirait « tout simplement ». A son niveau actuel, la chanteuse improvisée réussit très souvent à faire parler des travers de son esprit qu’elle ignore elle-même. Ce magma poétique intérieur lui est propre. Il ne peut être copié car la chanteuse improvisée en possède totalement la matrice, dans son cerveau. C’est pourquoi elle n’a pas pu faire « du Catherine Jauniaux », par exemple, quelles que soient les similitudes qu’on leur trouve. Par conséquent, il ne faut sans doute pas chercher de performance musicale innovante là où il serait plutôt question d’expression artistique individuelle. A la manière des sages expérimentés dont on écoute les histoires et les maximes, c’est avec délectation qu’on écoute ces chanteuses solistes délirer. Ce serait presque comme aller visiter des folles à l’asile pour les écouter divaguer. A la différence qu’avec Emilie Lesbros, on peut attendre la fin du spectacle pour aller voir l’artiste et prendre un verre avec elle, retrouvant alors la jeune et jolie blonde policée (et polissonne) qu’on avait quittée au début du concert…
Texte : Jonathan Suissa
Photo : Pirlouiiiit pour live in marseille
Emilie Lesbros était en concert le 11/05 au Cri du Port
Rens. www.myspace.com/emilielesbros