Dans le monologue d’Yves Ravey Promenade avec Luther, Hervée de Lafond, une des fondatrices du Théâtre de l’Unité, laisse en partie l’avant-garde pour une sobriété crue… (lire la suite)
Dans le monologue d’Yves Ravey Promenade avec Luther, Hervée de Lafond, une des fondatrices du Théâtre de l’Unité, laisse en partie l’avant-garde pour une sobriété crue…
Rachel arrive sur scène. Seule. Une bourgeoise provinciale. Elle ôte ses bijoux, ses vêtements, s’assoit en tenue immaculée… Rachel nous observe puis déchire le silence d’une voix grave, le ronge par de longues phrases, par des syllabes interminables et monocordes. Elle étouffe, répète-t-elle. Elle étouffe et nous parle mécaniquement de cette transparence qui la domine. Cette femme n’existe plus. Son corps, sa chair morte, son esprit mourant, rien ne sort plus de l’ornière. La roue tourne, inlassable, entraînant dans son sillage la faiblesse d’abord et les couleurs ensuite. Impossible de résister. L’enfer c’est soi, dit-elle, mais c’est aussi les autres. Rachel, accablée par son beau-père, humiliée par l’indifférence de son mari, languit. Elle s’assèche. Comme toutes ces fleurs qu’elle foulera dans un acte ultime et vain, dans un mouvement de révolte perdue. Elle étouffe. Le ton de sa voix ne s’élève pas. Un cri à un moment et puis ce sera tout. Le sens de la parole ? Complexe, futile… Alors il y a les gestes, le déshabillement. Perdre une première carapace. Puis se laver et se frotter pour que partent ces couches de crasse symbolique. Frotter jusqu’au sang, avec rage. Faire réagir cette enveloppe, cet être. En vain là aussi… Aucune échappatoire.
Le sujet choisi par Hervée de Lafond — escarpé, entêtant, pessimiste — ne laisse pas indifférent, mais… Disons que les moments de sublimation (ces pauses douloureuses pendant lesquelles elle se « savonne ») sont d’une force si atroce qu’ils rendent difficile le retour du spectateur vers ce flot de mots qui s’étalent. Trop de texte tue le texte. La réception orale d’un écrit littéraire au théâtre, surtout d’un soliloque, est spécialement ardue. Même si le but avoué (et atteint) est ici l’asphyxie, on a le sentiment paradoxal de rater une étape, de se laisser distancer par Rachel alors qu’on voudrait l’accompagner dans sa retraite. On ne le fait pas. On se détache d’elle, on l’oublie. Aussi, la circonspection est de mise. On ne sait pas si Luther est le résultat d’une pure maîtrise ou s’il déborde sa metteuse en scène. Hervée de Lafond désirait-elle tant nous noyer dans la monotonie de Rachel ? Quelque part, on pense à Virginia Woolf, à Joyce et à son Ulysse… Et on se dit que tout est possible.
Texte : Lionel Vicari
Photo : Daniel Nowak
Jusqu’au 2/12 au Théâtre Massalia (Friche la Belle de Mai). Rens. 04 95 04 95 70