L’entretien | Céline Ghisleri (Voyons voir)
Après avoir fait son trou dans le petit milieu de l’art contemporain (Fondation Vasarely, Buy Sellf Art-Club, Château de Servières…), mais aussi après avoir été longtemps la « madame art contemporain » de Ventilo, Céline Ghisleri a pris en 2020 la direction de Voyons Voir. Entretien avec la directrice de cette association atypique, à l’orée du Printemps de l’Art Contemporain et de sa centaine d’évènements.
Voyons voir, c’est des « résidences d’artistes en territoire ». Pourquoi faire des résidences dans des lieux peu connus, industriels, aux périphéries ou à la campagne ?
Voyons Voir a été créé en 2006 par Bernadette Clot-Goudard, que je connaîs bien parce qu’on était à la fac ensemble : Bernadette reprenait une nouvelle orientation professionnelle et moi je faisais mes études d’histoire de l’art. En 2016, pendant mon congé mat’ alors que j’étais au Château de Servières, elle m’a proposé de reprendre la présidence « pour éviter de m’ennuyer ». En fait, de 2007 à 2012, Voyons Voir, c’était surtout des résidences dans des domaines viticoles du Pays d’Aix, au petit bonheur des rencontres que Bernadette faisait, et de ce qu’elle avait envie de monter. Pour le public, c’était quand même très identifié : aux beaux jours, on allait se déguster du vin à Trets et à Puyloubier. Ces relations que Bernadette avait avec les propriétaires des domaines se sont essoufflées quand je suis arrivée, parce que ce n’était clairement pas mes copines, et je commençais à me demander si les domaines viticoles m’intéressent tant que ça. J’avais l’envie de monter un projet plus en cohérence avec ce qui m’intéresse, au-delà de l’art, en lien avec ce que j’ai écrit pendant des années, sur la nécessité de préserver des savoir-faire, et des savoir-être. Pendant toutes ces résidences, on collaborait avec des entreprises : on allait voir le mec de Trets qui découpe du métal et on lui demandait gentiment s’il pouvait pas nous faire ci ou ça, parce qu’on n’a pas de sous ; et si ça l’intéressait d’insuffler dans son entreprise un petit projet artistique, pour aider un·e artiste… Je voyais qu’il y avait un truc plaisant, là-dedans. Il faut dire aussi que quand je suis arrivée, il y avait un commissariat à monter au centre d’insertion Richebois à l’Estaque, qui a permis de monter un partenariat avec la Tuilerie Monier, juste à côté. C’est là, qu’en 2018, j’ai invité Lara Almarcegui, qui a accepté, à ma grande surprise…
C’était une belle prise !
Et une belle personne, en l’occurrence. Mais Lara n’allait pas travailler avec la matière première : ni avec les tuiles, ni avec l’argile. Son travail se demande à qui bénéficie l’exploitation des sols. Dans notre cas, elle s’est intéressée à tout ce qu’il y avait autour de l’extraction de l’argile pour la tuilerie. Elle a rencontré tous les gens du territoire, pour essayer de comprendre ce qui allait se passer pour les friches Rio Tinto, des endroits qui ont été dépollués par Vinci… Son œuvre, c’est un livret, qui a été montré avec une série de photos au FRAC. Parallèlement à l’expo, elle avait organisé une visite où elle emmenait le public sur les lieux, où elle avait fait intervenir des experts, comme une écotoxicologue. À l’époque, le directeur de Monier, c’était Thierry Oms, chouette, et pas fermé à notre histoire. Depuis, le rachat par une boîte américaine ne permet plus de travailler avec eux, on n’arrive même pas à les avoir au téléphone. Et c’est la dernière tuilerie marseillaise… La tuilerie racontait toute une histoire : celle de la création de l’Estaque, un village imaginé et construit pour les tuiles, et avec les tuiles. La tuile est un élément constitutif de son paysage. Alors, j’ai réalisé que cette question du paysage mêlée à celle du travail, qui lui-même est très lié à notre territoire, ça, ça m’intéresse d’avantage.
On a donc commencé à installer des résidences en entreprises qu’on choisit par le biais du label EPV (Entreprise du Patrimoine Vivant, créé par le ministère de l’Économie). C’est surtout un axe d’entrée : on a la liste de toutes les entreprises qui ont ce label sur toute la région PACA, on la montre aux artistes, ce qui leur fait un début de recherche.
Ce label, il signifie quoi en fait ?
C’est la question des savoir-faire. Il y a l’idée de retourner au travail manuel, à ce que la main sait faire, pour paraphraser Richard Sennett. Dans l’art contemporain, on sort de trente ans d’art conceptuel : les artistes ne mettaient plus vraiment la main à la pâte. Il y a bien eu des collaborations comme avec le duo Dewar et Gicquel, qui se font former à un travail manuel de tissage, poterie… puis ce sont eux qui réalisent l’œuvre. Mais le sujet de l’œuvre, c’est ça : c’est la transmission du savoir-faire, ce n’est pas le tapis montré à Beaubourg. Et parallèlement, on s’est rendu compte que dans les écoles, il y avait ce retour à l’artisanat, dans les jurys, ou dans les dossiers qu’on reçoit pour les appels à candidatures : on s’est dit « là, il y a un truc intéressant en train de poindre », qui dit plein de choses sur notre époque. De la volonté de localité… des notions de territorialisme et de territorialité, qui ne veulent pas dire la même chose, au contraire. Dans le premier, il est question de se refermer, et c’est plutôt dans la bouche de Marine Le Pen. Dans l’autre, il s’agit plutôt d’ouvrir son territoire à plein de connaissances, de collaborations, de tout mélanger et de faire en sorte qu’à notre niveau local, on s’ouvre à l’international. C’est évidemment plutôt dans le second sens que je l’entends (rires).
Ce sont des notions compliquées, et des fois j’ai des doutes parce que mes notifications de la Région sont signées du FN…
Mais comment ça ?
Quand les subventions sont votées, les conseillers régionaux choisissent dans les projets ceux à qui ils vont notifier : ce n’est évidemment pas eux qui donnent les sous, mais ils choisissent les projets à qui ils ont envie de dire qu’ils vont recevoir de l’argent par la Région.
Et à chaque fois, ça vient du RN?
Il y a même un logo Rassemblement National. La première fois que j’ai vu ça, j’ai pris peur. Donc je sais que c’est des notions qu’il ne faut pas leur laisser, surtout pas. Mais selon à qui tu t’adresses, il faut bien expliquer les choses.
C’est-à-dire que eux voient juste écrit le mot « territoire », et ils ne cherchent pas plus loin…
Oui, mais quand je présente l’asso, il faut bien que je mette les points sur les i : ici, il ne s’agit pas de « préférence régionale, de région Sud » (rires). D’ailleurs, là on est sur un projet avec le Liban pour l’année prochaine, avec Aix… Mais pour résumer, depuis ma prise de direction un peu avant 2020, Voyons Voir est devenu un programme de résidence en région PACA, en lien avec les questions patrimoniales et en lien avec la question du travail. À partir de là, on a environ dix projets par an, avec aussi une grosse résidence dédiée à l’émergence, avec trois artistes des écoles d’Aix, de Marseille et de Toulon, et un·e artiste-commissaire. Les artistes vont six semaines à la ferme du Défend, à Rousset, pour y faire leurs recherches avec une bourse de résidence. Iels sont accompagnés de Leïla Couradin, la commissaire sélectionnée cette année, qui les aide à mettre les choses en place, à produire des textes sur leur travail. Toutes les semaines, on invite trois personnes du monde de l’art contemporain qui vont leur présenter des dispositifs d’aide, des diffuseurs, des directeurs de structures, des critiques d’art… tous les gens qui, à mon avis, peuvent les aider à entrer dans cette carrière professionnelle du monde de l’art.
L’un des objectifs affichés de Voyons Voir, c’est de « démocratiser la culture ». Comment on s’y prend alors ?
D’abord, on choisit un·e artiste avec qui on a envie de travailler, puis l’artiste choisit une entreprise, puis on organise une résidence. Toutes les résidences sont accompagnées d’actions éducatives, avec les jeunes du coin. Là, soit on tombe sur des élus cools qui nous aident, qui nous trouvent des hébergements gratos, qui nous facilitent les contacts avec les écoles ou avec les gens : on développe plein de trucs et on garde des liens. Soit ils s’en foutent et on fait nos vies tout·e·s seul·e·s, et c’est un one shot. On constitue un petit carnet d’adresses de lieux cools. Pour la DRAC, je suis un peu leur « VRP » de l’éducation culturelle et artistique, ce qui est une obligation, en fait, pour les communes : elles doivent donner la possibilité aux enfants de rencontrer un artiste, de découvrir une pratique artistique et de rencontrer des vraies œuvres. Et les élus sont loin de connaître ce dispositif…
Ils ne savent pas ?
Non… et de fait, nous, on arrive avec tout : avec l’artiste, l’œuvre et la proposition d’ateliers. Et c’est nous qui payons puisque c’est la DRAC qui finance, donc la commune n’a rien à faire.
Les communes ne participent pas, alors ?
Les communes ne participent pas. Enfin, là, Vitrolles participe mais c’est parce que ce sont eux qui sont venus nous chercher cette année. Et les entreprises ne participent pas financièrement et c’est vraiment un truc que je veux pas changer : je ne veux pas de rapport de mécène à artiste. Parce que les premiers partenaires qu’on a eus, ils étaient autant dans la merde que les artistes… À part le marbrier qui fait des salles de bain dans les Alpilles.
Et comment sont sélectionné·e·s les artistes ?
Ils ne sont pas vraiment sélectionné·e·s. Les artistes nous envoient leurs candidatures, on les découvre et on se constitue une base de données. Ensuite, c’est plutôt moi qui les choisis, en fonction aussi des lieux ou entreprises avec qui j’ai envie de travailler, comme avec Paul Heintz que j’avais rencontré à Buropolis, et les tisaneries 1336 avec qui je voulais vraiment faire quelque chose. Ou avec l’artiste Amentia Siard Brochard, qui avait déjà créé un arôme avec un scientifique : elle a travaillé avec le dernier confiseur qui sait faire des berlingots de Carpentras, à la Confiserie du Mont Ventoux. Et à chaque fois, nous, on découvre : ça nous fait du bien, à Aude et moi, de sortir du milieu de l’art pour aller vers des mecs qui ont une passion inaltérable pour leur métier, qui ont envie de le raconter, de le transmettre et qui sont hyper heureux dans leur travail. C’est le point commun qu’on trouve avec tous les gens qu’on rencontre.
Génial. C’est rare ! Mais c’est lié au truc aussi : le savoir-faire, c’est le plaisir dans le travail aussi ; qui a tendance à disparaître.
Exactement. Il y a quelques penseurs autour desquels j’ai construit tout le statement de Voyons Voir, Bernard Stiegler évidemment, mais aussi un sociologue, Pierre-Michel Menger, qui a identifié l’artiste d’art contemporain comme un espèce de modèle idéal du travail de demain. Selon lui, il y a une sorte de perfection dans le fait de ne pas avoir de patron, de ne pas avoir de répétition, d’horaires… Après, le modèle de l’artiste contemporain est aussi un modèle capitaliste par excellence. Mais pour l’artisan et l’artiste, le travail n’est pas aliénant, il se renouvelle à chaque fois. C’est tout le contraire de la prolétarisation du travail dont parle Stiegler. Et injecter de l’art dans l’artisanat permet au « principe d’incertitude » avec lequel l’artiste travaille — qui engage des recherches sans trop savoir où il va atterrir, ce qui le différencie de l’artisan, et encore plus du chef d’entreprise ! (rires) — vient mettre un petit grain de sable dans la fabrique.
C’est donnant-donnant pour l’artiste et l’artisan.
Oui. Je disais tout à l’heure qu’on ne voulait pas de rapport de mécénat entre l’entreprise et l’artiste parce qu’ils échangent des compétences, des points de vue, et que surtout, il faut qu’il se passe quelque chose entre les salariés, qui ont le savoir-faire, et les artistes. Un échange humain, du moins. Ils peuvent juste aller boire des bières… Au Chantier Naval Trapani à Roquefort-la-Bédoule par exemple, le chef d’entreprise n’a rien capté à ce qu’on faisait, mais il a tellement accroché avec l’artiste, que ce dernier descend des fois de Saint-Étienne pour faire des sorties en moto ou en bateau avec lui. Ça se passe pas toujours aux endroits qu’on attend (rires), mais ça se passe. L’idée, c’est de valoriser tout ça et de mélanger les publics aussi, on arrive à avoir des gens de l’art contemporain avec des gens du patrimoine et des habitants, des voisins… C’est aussi contribuer à s’approprier et à connaître son cadre de vie, et à revaloriser des métiers manuels qui sont en réalité très épanouissants, et pour lesquels il n’y a pas forcément de formation, alors que ces gens gagnent assez bien leur vie.
Et comment tourne Voyons Voir ? Le modèle économique repose-t-il essentiellement sur des financements publics ?
Oui, avec la DRAC, le Département, la Région…
Qui vous assignent des missions aussi, ou c’est du non-dit ?
Le Département et la Région nous financent en fonctionnement, et on a un financement en patrimoine pour le Département. À la Région, Bertrand Lebars voudrait qu’on aille un peu prospecter du côté des musées de province, comme le musée du canif…
Et Gabriel Bercolano, notre distributeur de journaux Ventilo, est en résidence chez Voyons Voir !
Oui, à la Calanque, un bâtiment tout bleu de l’architecte Jean Nouvel qui abrite un projet d’habitat de mixité sociale, où il y a des très très pauvres, et des très riches, ou plutôt des gens qui ont des moyens, comme des avocats. Comme tous ces gens ne se mélangent pas vraiment, l’association Silöe, « artisans du lien », avec laquelle on travaille, est venue nous demander de porter une résidence avec un artiste.
Donc ça serait à l’artiste de faire le lien avec tous les habitants ? C’est intéressant sociologiquement mais, c’est peut-être un peu loin de l’art contemporain pour le coup…
Oui, l’idée, ce n’est pas de faire un film documentaire qui ne parlerait que du local à poubelles ; ou sur les habitants et leurs problèmes de communication. C’est là où les projets sont compliqués : les artistes sont artistes, pas médiateurs sociaux ! Sur cet appel, on a reçu 280 candidatures, qu’on a triées, puis qu’on a présentées aux différents jurys, dont les habitants, enfants compris, qui ont tous voté très majoritairement pour Gabriel. Il leur a montré sa pratique des images, puis leur a laissé la caméra : le film est à plein de mains. Et la restitution se fera à partir du 4 mai, pour l’ouverture du PAC, sous forme d’une installation vidéo.
Propos recueillis par Margot Dewavrin
Pour en (sa)voir plus : https://voyonsvoir.art
• Sortie de résidence et installation vidéo de Gabriel Bercolano du 4 au 6/05 à La Calanque (2, impasse Madeleine Simon, 4e), dans le cadre du PAC – Printemps de l’Art Contemporain.