Charles Berling © Aurelien Kirchne

L’entretien | Charles Berling (Châteauvallon-Le Liberté)

L’Interview
Charles Berling

 

Lors de la présentation à la presse de sa prochaine saison, le directeur de la Scène nationale Châteauvallon-Liberté a préféré mettre en avant le travail de son équipe plutôt que les spectacles, et donner à voir le maillage associatif, institutionnel, infrastructurel et interdisciplinaire des deux lieux. En pleine crise culturelle, une vaillante façon de défendre le spectacle vivant avec le désir affirmé de sortir d’une vision d’art de consommation.

 

Comment avez-vous réfléchi à votre présentation de saison ?
Quand je présente la saison, je défends un projet qui crée des liens plutôt que de mettre trop en avant les spectacles, même si je suis très fier de notre programmation. Je n’ai pas besoin de les énumérer, mais de montrer qu’il existe une unité de lieux avec un sens et un certain nombre de valeurs artistiques fortes, qui sont le contraire d’une consommation passive. Je souhaite un partage et l’idée d’une liberté…
Les institutions culturelles comme la mienne doivent se poser une seule question : « Qu’est-ce qui est sur le long terme, sur le fond ? Et qu’est-ce qui est sur le brillant, la forme et le court terme ? ».
Je suis un utopiste, je vends un billet qui associe dans une même soirée deux spectacles : Gad Elmaleh et Alain Fromager dans Dreck, un superbe texte de Robert Schneider, parce qu’un attirera l’autre et permettra une ouverture de chacun.

Pour vos présentations de saison, vous avez opté pour un mélange de virtuel et de « présentiel » (avec une rencontre presse au Baou dans la pinède). Ce choix a-t-il été dicté par le comédien ou le directeur de la scène nationale ?
Faisant moi-même du théâtre, du cinéma, de la radio, de la télévision, j’aime ces différents médias. Leur langage, leurs supports m’intéressent, et j’assume la spécificité de chacun d’eux s’ils sont utilisés à bon escient. Nous avons créé la 4e Scène (scène virtuelle et pôle numérique entre création, médiation et communication) dès les débuts du Théâtre Liberté. Elle est devenue la 7e Scène lorsque j’ai aussi pris la direction des trois scènes de Châteauvallon. Je compose avec le numérique, mais l’écran ne remplacera jamais ce que l’on peut vivre quand on est en direct sur un plateau et qu’en face de vous, il y a une salle humaine remplie d’individualités qui n’est pas une masse. Ce qui passe par les écrans touche une majorité de personnes, mais une fois réalisé, ça ne nous appartient plus. Le spectacle vivant permet un rapport autre, territorial. Ça tombe bien, c’est très à la mode (sourire). Cette période particulière, difficile, nous oblige à nous poser des questions sur la complémentarité nécessaire, fondamentale, entre le réel (le physique) et le virtuel (l’image). Il ne faut jamais oublier, comme dans le texte de Giono que je lisais tout à l’heure, que l’on a un rapport au corps. Dans Fin de partie, que j’ai joué, Beckett aborde cette question essentielle de la séparation du corps et l’esprit. Pour moi, le virtuel et le physique/l’art vivant sont un binôme absolument nécessaire, et renoncer à l’un ou à l’autre est une erreur. C’est pourquoi nous avons fait les deux. Pendant le confinement, nous n’avons pas surenchéri sur internet, ni cherché à exister absolument ! Nous avons plutôt tous réfléchi à l’avenir. Je ressors changé de ce confinement.

 

Est-ce que cela a aussi changé des choses dans la mise en place de la prochaine saison ?
Oui, puisque nous avons dû faire des reports des spectacles ; nous voulions tenir parole, donc cela a bousculé un équilibre de programmation. Depuis le mois de mars, nous sommes baignés d’incertitudes, nous avons cherché à comprendre comment s’inscrire de façon forte dans la culture métropolitaine, régionale, nationale même. Il a fallu inventer des solutions, se tourner encore plus que d’habitude vers la pluridisciplinarité, les arts plastiques sur lesquels nous travaillons déjà… Nous travaillions dans la ville avec le Liberté ville, donc nous nous sommes demandés comment investir la ville sans qu’il y ait de rassemblements nécessaires, car si à l’automne il y a un retour du virus, on ne pourra pas faire de rassemblement, mais nous pourrons quand même exister et tenir les engagements de notre mission.

 

Vous avez annulé les grandes formes de cet été dans l’amphithéâtre mais maintenu les Crépuscules de Châteauvallon, des petites formes en plein air qui sont devenues gratuites. Quel en était l’enjeu ?
Face au Covid 19, les structures culturelles ont pris deux types de directions : soit attendre que tout soit fini pour recommencer, soit s’adapter. Moi, je m’adapte et je rouvre mes théâtres. Parce que nous nous sommes aperçus que nous le pouvions. Nous ne sommes pas des irresponsables, le cadre privilégié de Châteauvallon, en plein cœur de la nature, permettait d’improviser des scènes de plein air, notamment celle du Baou dans la pinède du haut, et d’assurer la sécurité du public.

 

Comment se passent ces retrouvailles ?
Je me réjouis que les artistes et le public se retrouvent, je trouve que ça nous grandit et que nos lieux sont faits pour cela. Le Covid 19 nous raconte des choses sur notre monde, et il est d’autant plus urgent de rouvrir à tout prix les lieux publics, et bien sûr les théâtres, où il est possible d’exercer une liberté de penser, d’action, de choisir. Nous nous fortifions avec cela.
Le monde de l’art doit douter et faire douter. Les grands auteurs d’art dramatique nous montrent ce chemin-là de la complexité, des différents points de vue possibles. C’est ce que j’aime dans mon métier de comédien, jouer avec les contradictions, et c’est ce que j’essaye de faire en tant que directeur : amener le plus de gens possibles à considérer cette complicité des choses. D’où l’idée de convoquer des artistes, mais aussi des philosophes, des scientifiques… Et les thématiques de la nouvelle saison — « Passion bleue », « Extra-ordinaire » sur le handicap et « La soif de l’absolu » — sont aussi larges et variées que possible parce que l’on essaye toujours d’aborder les choses, y compris dans la controverse.

 

Est-ce pour cela que dans les Crépuscules, vous avez choisi de lire ce texte de Giono extrait des Vraies richesses, dans lequel résonne cette phrase : « On a dû te dire qu’il fallait réussir. Moi, je te dis qu’il faut vivre, c’est la plus grande réussite au monde » ?
Oui, la société du chiffre, du comptable, ne m’intéresse pas. Il faut créer une société où les gens sont heureux dans leur travail et responsables. Faire baisser le chômage, si c’est pour offrir des emplois de m… comme chez Amazon, ça sert à quoi ?
Je défends des institutions comme celles d’ici ou d’autres car on peut encore avoir une certaine liberté, alors que d’autres ont des contraintes économiques telles que toute liberté est rognée.

 

Dès le déconfinement, vous avez ouvert plus largement les scènes de vos deux théâtres aux résidences, notamment pour les compagnies locales. Quel message vouliez-vous faire passer en accompagnant ainsi la création ?
Je crois au territoire, c’est fondamental pour moi. Le Covid nous a montré cela, pas seulement dans le fait de consommer local (rire), mais dans l’idée d’une appartenance régionale forte. Non pas dans un sens péjoratif, réducteur, comme nous l’expliquait Jacques Meny dans sa conférence « Giono méditerranéen », montrant que cet incroyable écrivain n’a pas eu la reconnaissance de son immense talent, mais dans le fait d’ouvrir les yeux sur les richesses qui nous entourent. Concernant une de mes thématiques, « Passion bleue », je m’aperçois, par exemple que la métropole toulonnaise et la Région comptent un vivier important de scientifiques, d’artistes, de sportifs liés à la mer, aux océans et à leurs problématiques. Ce sont des pointures, parfois à l’échelle mondiale…
Les résidences sont l’occasion de rencontrer des artistes tout en leurs donnant les moyens de faire des essais. Cela soutient une filière de métiers, régionale, nationale, une filière de personnes qui dépendent de nous et qu’il faut aider car ils risquent de mourir. Nous avons intégré le réseau Traverse, nous avons réuni ici tous les directeurs de la Région Sud afin de réfléchir à un avenir commun. Il faut que le monde artistique se parle, s’organise, pour comprendre comment il s’inscrit dans une société, comment il participe à ce qui se passe actuellement. Comment se réinventer ? Comment réenchanter le monde ? Comment repenser les choses ? Il faut susciter des rencontres, des pensées collectives transversales et interdisciplinaires… C’est comme cela que l’on y arrivera. L’être humain est grégaire, on n’y arrive jamais tout seul.

 

Quel avenir voyez-vous pour le spectacle vivant ?
C’est complexe… C’est une liberté qui est chère et pas appréciée de tous. Je crois que le spectacle vivant doit résister à quelque chose qui est de l’ordre de la comptabilité ; autrement c’est mauvais signe.
Un bien public par nature n’est pas soumis aux règles du commerce libéral et capitaliste ambiant. Donc il est protégé de ça, cela s’appelle l’exception culturelle. Je suis bien placé dans ma génération pour avoir vu à quel point il y a des forces politiques qui se sont battues pour préserver cette exception culturelle. La culture doit être préservée. On a encore la chance d’avoir des institutions comme celles que je dirige où je peux faire des prix qui ne correspondent pas à ce que ça coûte : c’est quand même fantastique et ça n’existe plus dans beaucoup de pays.

 

Alors pourquoi le gouvernement ne voit-il pas la culture comme une nécessité ?
C’est très grave, tant que l’on n’aura pas un ministère fort sur la culture, une vision à long terme sur la culture dans ce pays, on sera en danger…
Quand je parlais avec des grands flics pour préparer un rôle dans un film, ils m’expliquaient : « On peut régler le problème du terrorisme par les armes mais la seule réponse fondamentale pour dans vingt, trente ans, c’est la culture. C’est de faire des choses avec ces gamins… »

 

Propos recueillis par Marie Anezin

 

• Les Crépuscules de Châteauvallon : jusqu’au 21/07 à la Scène nationale de Châteauvallon (Ollioules, 83).
Rens. : 04 94 22 02 02 / https://www.chateauvallon-liberte.fr

• À noter : Charles Berling lira Les Grands Chemins et Les Vraies Richesses de Jean Giono le 20/08 à l’Abbaye de Montmajour dans le cadre de Lectures en Arles. Rens. : www.lemejan.com